Histoire
Guerre 14-18
Guerre 14-18
Paul Poiret - Comment j'ai vécu la guerre - Ric et Rac - 31/01/1931
On ne trouvera pas dans ces pages le côté martial qui pourraient convenir à un soldat de la grande guerre. J'y ai joué, hélàs ! un rôle médiocre, effacé, émaillé seulement par des aventures héroï-comiques, que je vais essayer de vous dire.
Deux mois avant la guerre, j'étais en Allemagne où j'accomplissais une tournée commerciale. C'est là-bas que je reçus un ordre d'appel, qui m'intimait de prendre part à une période d'instruction militaire. [...]
[...] Le représentant du Gouverneur s'étonna de me trouver là et pensa que mon arrestation était l'effet d'un malentendu. Il m'offrit de me mettre la liberté provisoire, à la condition expresse que je me rendrais à son premier appel, ce que, bien entendu, j'acceptai.
Je partis le soir même rejoindre ma famille qui était en vacances à Kerfany, en Bretagne. J'avais loué les trois villas et même l'hôtel qui composent tout ce hameau, pour m'assurer que j'y serais seul avec mes invités pour éviter les importuns. J'avais chez moi une famille d'artistes viennois et l'écrivain Roger Boutet de Monvel, frère du grand portraitiste. Je commençais à profiter de mon repos. Un jour que je revenais de la pêche en mer, avec des raies, des langoustes en quantité miraculeuses, on me dit que Jaurès avait été assassiné, et qu'on craignait la mobilisation pour l'après-midi.
Après déjeuner, je me rendis au village voisin, et au moment où j'arrivais, sonna le tocsin. Les paysans ne tardèrent pas à revenir des champs ; la fourche sur l'épaule, ils s'abordaient les uns les autres en se disant : " Eh bien, on va aller le voir, Guillaume ! ". [...]
Pierre Mac Orlan, "Les poissons morts", 1917, éditions Payot
C'est à Brigneau en Moëlan, dans le Finistère, que je fus surpris par la mobilisation. Nous étions là quelques amis, des peintres pour la plupart et personne ne pensait que les événements se précipiteraient ainsi.
— Quand tu verras le drapeau rouge flotter au sémaphore de la Sardinerie, me dit Vaillant, tu pourras graisser tes pompes.
Les ciels de ce mois de juillet furent tragiques en Bretagne. La gloire du soleil évoquait l'image des batailles, et la pluie, les horreurs de la tranchée que personne ne pressentait. C'est à croire qu'en prévision de cette guerre, le ciel avait mobilisé des ressources infinies d'eau de pluie, qu'il devait déverser par la suite avec une abondance qui prouvait à la fois et sa prodigalité et le fini de sa préparation.
La lande prenait sous ce déluge un aspect sombre et désolant. Les filles de la Terre sainte qui croient toujours aux pronostications du xvè siècle, se signaient devant chaque pardon et les journaux n'arrivaient plus.
Nous fûmes tous pendant huit jours séparés du monde, cependant que la fièvre grandissait, nous poussant à faire quatre ou cinq fois par jour le dur trajet de Brigneau à Moëlan, pour surprendre au télégraphe quelques renseignements, venus de Concarneau ou de Ouimperlé.
Les uns ne voyaient dans les événements qu'un formidable bluff; les autres regardaient le ciel, tendaient la main pour s'assurer que la pluie était une réalité et rentraient chez eux en grommelant : « Quel charogne de temps ! »
Bribes par bribes les événements qui précédèrent la déclaration de guerre finirent par atteindre la côte perdue. Les inscrits maritimes formèrent des groupes. Dans ce paysage tranquille et simple, les événements se déformaient et prenaient une signification surnaturelle.
Les gendarmes pressentis laissèrent entendre que la mobilisation était imminente. Des propriétaires d'autos devaient prêter leurs voitures pour parcourir les communes privées de communications rapides.
J'habitais une maisonnette située dans l'intérieur des terres, près de Kergoez. Un de mes amis, architecte à l'École des beaux-arts, possédait une chambre dans cette maison.
Un matin il reçut une lettre de sa mère ; il nous la montra pour lever nos doutes. Cette belle Française écrivait : « Mon enfant, il est temps de rentrer. Tu trouveras ton uniforme déplié sur ton lit.... »
Nous résolûmes de partir le lendemain.
Le soir, à l'hôtel Bacon, devant la jetée, nous trinquâmes ensemble, car nous étions tous mobilisables et chacun de nous possédait assez d'imagination pour évaluer l'envergure du cataclysme.
— Je crois qu'on ne peut plus douter, dit Jacquet, le directeur de la Sardinerie.
Jacques Vaillant se leva, prit ses couleurs et sur le mur blanchi à la chaux de la petite salle à manger dessina et peignit un soldat d'infanterie croisant la baïonnette. Au-dessous il écrivit la date et chacun de nous vint signer en indiquant le numéro du régiment qu'il allait rejoindre.
Je pense que je ne reverrai pas sans émotion cette image, surtout les noms de ceux qui ce soir-là s'inscrivirent, avec cette subite camaraderie, qui n'était plus la camaraderie civile, mais l'autre, la camaraderie du sang.
L'un de nous se leva et les poings serrés sur la table, chanta la chanson des hommes de la côte :
Je ne regrette ni père, ni mère;
Ni même aucun de mes parents
Naviguant ma brunette;
Ni même aucun de mes parents
Naviguant !
L'émotion nous prenait à la gorge et au nez. Les choses et les idées se transformaient, les mots particulièrement semblaient acquérir une signification nouvelle. Certains d'entre eux perdaient de leur richesse, tandis que d'autres pauvres et comme désuets se vêtaient de parures inconnues. Ce soir là, nous bûmes tard, car personne n'était pressé de se trouver dans la solitude.
Ceux qui étaient mariés appréhendaient les minutes douloureuses devant suivre.
Le lendemain, la pluie, qui n'avait cessé de tomber avec une perversité sournoise pendant sept ou huit jours, prit de l'assurance si j'ose dire et se répandit drue et puissante, courbant les arbres, éparpillant les fleurs, s'acharnant sur la nature végétale, à l'image de l'artillerie s'acharnant sur l'humanité.
La petite voiture qui devait nous prendre avec nos bagages pour nous conduire à la gare émergea enfin de cette tornade et nous grimpâmes dedans, cependant que le cocher, enveloppant son poney d'un coup de fouet, vociferait des « oh Gast ! » à chaque ornière.
Serrés dans la carriole, nous nous taisions, la pensée déjà très loin de la Bretagne. Soudain Asselin prêta l'oreille : « Écoutez ! » cria-t-il en prenant le cocher par le bras. La pluie redoublait de violence et la voiture cahotait avec un bruit de ferrailles compliquées.
— On entend, on entend... comme une clameur, dit ma femme.
— Nom de Dieu, arrête, dit Vaillant au Breton.
Le cheval s'arrêta court et alors nous entendîmes les cloches, toutes les cloches, celles de Moëlan, celles de Belon, celles de Riec, jusqu'à celles de Pont- Aven. Il y en avait de grêles, d'argentines, de fêlées, mais toutes sonnaient le tocsin à pleines volées. Ma femme se renversa sur moi et se mit à pleurer.
Au loin, au bord de la lande, deux vieilles à coiffes se signèrent en nous apercevant.
— La guerre est déclarée, dis-je.
Le Breton fouetta son cheval, la voiture bondit sur les cailloux et nous ne tardâmes pas à pénétrer dans la grande rue de Moëlan. Le village paraissait en fête. A la porte de la mairie le drapeau tricolore avait été amené. Les hommes se pressaient pour prendre conseil, les terriens avec leurs habits des dimanches, portant le chapeau enrubanné de velours et bouclé d'argent, et les inscrits, déjà revêtus de leur uniforme de matelots, le sac de toile blanche jeté sur l'épaule.
Une section d'infanterie en tenue de campagne débarquait des caisses en forme de cercueil, des caisses de fusils. Les soldats
avaient le manchon bleu sur le képi. Ils parlaient peu. Personne ne parlait d'ailleurs.
Le train qui nous emmène vers Toul démarre lentement, au milieu des cris, des hurlements, des vociférations et acclamations de toutes qualités. [...]