Histoire
Guerre 14-18
Le Petit Parisien - 1918
ENCORE CINQ ARRESTATIONS pour "intelligences avec l'ennemi"
Récit
Ce sont celles d'un financier, d'un courtier, d'un pseudo comptable, d'une artiste, Mlle Suzy Depsy, et du mari de cette dernière.
Le gouvernement militaire de Paris a saisi hier matin le conseil de guerre de Paris d'une nouvelle affaire d'intelligences avec l'ennemi, affaire fort grave qu'il désigne sous le nom d'« affaire de Dijon », parce que c'est en cette ville qu'elle a été découverte.
On en parlait à mots couverts depuis quelques jours dans les milieux informés, toutefois, la censure interdisait d'en dire un mot et d'autre part le mystère le plus absolu était fait sur cette affaire. Aujourd'hui, il est permis de soulever un coin du voile. L'ordre d'informer vise cinq personnes, une femme et quatre hommes, dont voici les noms : Henri Jay, antiquaire à Dijon ; Marcel Tremblez, coulissier à Paris ; Louis Brodier, qualifié de comptable à Paris ; Emile Guillier, orthopédiste à Paris et sa femme, artiste dramatique, connue au théâtre sous le pseudonyme de Suzy Depsy.
Tous sont inculpés d'intelligences avec l'ennemi et de complicité, pour relations avec des agents de l'Allemagne, par intermédiaire ou non.
Dès qu'il fût en possession du dossier, le capitaine Bouchardon, qui a désigné son substitut, M. Gazier, pour suivre l'affaire, procéda à l'interrogatoire de forme des quatre inculpés présents à Paris et déjà arrêtés, le cinquième, Henri Jay, étant encore à Dijon.
Guillier et sa femme firent alors savoir au commissaire rapporteur qu'ils avaient chargé Me Lucien Leduc de leur défense; Brodier désigna à son tour Me Marcel Vinçon quant à Tremblez, il déclara n'avoir pas encore fait choix d'un avocat. Après un interrogatoire rapide, le capitaine Bouchardon signa quatre mandats de dépôt. Tandis que les trois hommes étaient dirigés sur la Santé, Suzy Depsy prenait le chemin de Saint-Lazare.
Aussitôt que le parquet de Dijon sera dessaisi de l'affaire, ce qui ne saurait tarder, l'antiquaire Jay sera transféré à Paris. En attendant, MM. Priolet et Darru ont perquisitionné aux domiciles des inculpés. Une perquisition a également été pratiquée chez Jay, à Dijon. MM. Lefebvre et Priolet sont partis hier soir en province, munis de commissions rogatoires.
L'ANCIEN FONDÉ DE POUVOIRS DU BANQUIER AUTRICHIEN ROSEMBERG
Il y a un certain temps déjà que ces arrestations furent opérées. A ce moment, le bruit se répandit, en Bourse, que l'arrestation de Tremblez était motivée, en partie, par la découverte de négociations de coupons russes provenant d'Allemagne et d'Autriche. On aurait, de plus, trouvé chez lui un chèque d'origine suspect.
Ces accusations revêtent un caractère d'autant plus vraisemblable que Tremblez est l'ancien fondé de pouvoirs du fameux banquier autrichien Rosemberg. On chuchote d'ailleurs, au Palais de justice, que cette nouvelle affaire est intimement liée à l'affaire Marguliès-Rosemberg.
Tremblez fut mêlé, il y a quelques années, aux opérations de la société de Naphte Lianosoff, qui fit quelque bruit en son temps. En 1910; Marguliès, ex-colporteur, devenu successivement marchand d'appareils d'éclairage et agent de change à Bruxelles, actuellement détenu et attendant sa comparution devant le conseil- de guerre avait fait, à Berlin, la connaissance d'Etienne Lianosoff, propriétaire d'une raffinerie de pétrole à Bakou, en Russie. En janvier, il passa contrat avec lui pour l'exploitation d'une société de production de naphte et, quelque temps après, s'associa avec le banquier Rosemberg, dont le fondé de pouvoirs était Tremblez. Ce dernier, en cette qualité, pris part aux manoeuvres qui marquèrent le fonctionnement de l'entreprise et procurèrent, notamment à Marguliès, les deux tiers de sa fortune.
Mais Tremblez ne joua pas, dans cette affaire, qu'un rôle de commissionnaire, se bornant à exécuter les ordres de son patron, Rosemberg. De là datent les relations des trois hommes.
C’est en Bretagne que l'ex-fondé de pouvoirs de Rosemberg a été arrêté dans les circonstances qui nous sont exposées comme suit par notre envoyé spécial.
COMMENT TREMBLEZ FUT ARRÊTÉ DANS SON CASTEL DE BRETAGNE (DE NOTRE ENVOYE SPECIAL)
Quimperlé, 1er mars.
Dans la matinée de vendredi dernier, des inspecteurs de la sûreté générale, arrivés discrètement la veille à Moëlan, se rendaient au château que Marcel Tremblez, propriétaire-agriculteur, âgé de trente-sept ans, possède sur le territoire du Guilly, en Moëlan. Après avoir signifié au riche châtelain les raisons de leur visite, les policiers procédèrent en sa présence, dans les nombreuses pièces de l'immeuble, à une perquisition en règle, qui amena la découverte d'un certain nombre de papiers et de documents qui, dit-on, sont de la plus haute importance.
Cette opération terminée, les inspecteurs de la sûreté signifièrent à Tremblez le mandat d'amener qu'ils étaient chargés d'exécuter contre lui. Après un bref interrogatoire d'identité devant M. le juge d'instruction de Quimperlé, l'inculpé, encadré par les policiers, quittait sa somptueuse demeure et prenait, à sept heures du soir, le rapide de Paris. L'arrestation inattendue du châtelain Marcel Tremblez, dont les causes exactes demeurent encore mystérieuses pour la plupart de ceux qui furent les témoins des moindres actes de la vie du gentilhomme campagnard, qu'il mena deux années durant dans son beau domaine du Guilly, a provoqué le plus vif émoi parmi la population de toute la région quimperloise.
Les commentaires vont leur train et, de Moëlan, Pont-Aven, à Lorient à Concarneau, où séjournait régulièrement encore Mme Tremblez, mère, il n'est question que des motifs qui ont pu déterminer les opérations judiciaires de vendredi dernier, et du départ immédiat du Guilly, en compagnie de sa femme, de Marcel Tremblez, encadré par deux inspecteurs de la sûreté générale, sous l'inculpation d'espionnage, en exécution d'un mandat d'amener du parquet de Dijon.
LE DOMAINE
Un petit tortillard d'intérêt commun, qui serpente à travers la vallée couverte de givre coupée de landes arides et rocailleuses, parées çà et là de maigres buissons d'ajoncs, alternant avec les boqueteaux et les taillis, où des hêtres tremblent près des chênes, m'a conduit, hier matin, au château de Moëlan.
Le castel, qui fut jadis le manoir orgueilleux du farouche Hervé de Juch, n'est plus aujourd'hui qu'une gentilhommière sans grand style, long bâtiment en briques claires, flanqué de vieillies tours, gainées de lierre, casquées de toits d'ardoise, en poivrière.
Autour des dures assises de granit de la vieille demeure, le domaine s'étend sur deux cents hectares de prés et de bois, au milieu desquels un ruisseau déroule paresseusement ses méandres, avant d'aller, tout près de la mer, porter au Belon le maigre tribut de ses eaux. C'est là que, vers la mi-juillet 1916, Marcel Tremblez vint se fixer avec sa femme, née Renée Dupont, et leur fils, le petit Michel, un bambin de quatre ans.
LA VIE DE CHATEAU
Une cuisinière et deux femmes de chambre, auxquelles fut adjointe une institutrice, les accompagnaient et, depuis la même époque, s'installèrent avec eux au château.
Peu désireux d'avoir des relations et de recevoir, Marcel Tremblez, qui donna l'impression d'être peu communicatif, confia cependant, aux rares personnes reçues au Guilly, que, dégagé de toute obligation militaire à la suite d'une réforme lorsqu'il était cuirassier, il avait conçu le projet de se consacrer tout entier à l'exploitation intensive de son domaine. Sur son initiative, des travaux agricoles
considérables ne tardèrent point à être entrepris, nécessitant une main-d'œuvre telle, que le châtelain dût bientôt avoir recours à l'aide de travailleurs allemands qui lui furent fournis par un camp de prisonniers voisins. Une équipe de vingt Boches séjourna durant plusieurs mois dans une des fermes du château.
MYSTERIEUSES RANDONNEES NOCTURNES
Après la mise en valeur de ses terres, la chasse et l'automobile constituèrent les seules distractions de Tremblez. On le vit ainsi, solitaire, durant des semaines entières, courir sans compagnon les bois pendant le jour, suivi de ses chiens, et ne rentrer au Guilly que le soir venu, ouvrir son garage et partir toujours seul pour de longues randonnées en automobile vers des destinations inconnues elles ne prenaient fin que fort tard dans, La nuit. A la longue, ces sorties mystérieuses intriguèrent. L'essence devenant de plus en plus rare et faisant même défaut pour les besoins domestiques, dans la plupart des ménages de la région, on s'étonna que l'énigmatique châtelain pût aisément se ravitailler en carburant, pour continuer, avec la même régularité, ses courses nocturnes habituelles.
Les suppositions les plus diverses furent émises. De Belon à Moëlan et à Quimperlé, dans toute la vallée de Guilly, j'ai cherché patiemment auprès de tous ceux qui furent au courant des agissements de Tremblez, les faits criminels qui peuvent ici lui être reproché.
La présence fréquente de sous-marins allemands sur les côtes de Bretagne, l’audace déployée par certains équipages des pirates pour se ravitailler avaient déjà conduit l'autorité militaire à prendre, depuis quelque temps, des mesures très rigoureuses pour la surveillance de certains personnages suspects. Il est aisé de comprendre, dans de telles conditions, à quel point l'arrestation de Marcel Tremblez survenue sur ces entrefaites, peut, à juste titre, intriguer les Quimperlois.
VOYAGES SUSPECTS
On raconte que, depuis la guerre, Tremblez fit d'assez fréquents voyages en Suisse. Le 15 novembre 1916, c'est-à-dire quelques mois à peine après son installation au château du Guilly, il se serait rendu mystérieusement, en automobile, à Arras. Au retour de cette expédition, il aurait confié à une amie, que cette entreprise, assez périlleuse, lui aurait rapporté QUATRE MILLIONS.
Plusieurs inspecteurs de la sûreté générale, sous la direction d’un commissaire divisionnaire, enquêtent dans toute la région, et les commissaires de police locaux sont surmenés par cette affaire. Devant le juge de Quimperlé, Tremblez, très abattu, ne fit aucune déclaration. Il se borna à dire qu'il ne parlerait qu'en présence de Louis CHASSEREAO (?).
TREMBLEZ A PARIS
Marcel Tremblez avait la réputation d'être fort riche en raison de son alliance avec un banquier parisien. Il avait en effet épousé Mlle Renée Dupont, fille d'un des directeurs de la banque Dupont et Furland, qui détient à la Bourse une grande partie du marché américain.
Les époux Tremblez avaient loué, il y a cinq ans, et pour une durée de six années, à raison de 10,000 francs par an, tout le quatrième étage de l'immeuble portant le n° 1 de la rue Octave-Feuillet, à Paris. Mais ils n'habitaient plus là depuis au moins dix-huit mois et n'y faisaient que de rares apparitions. C'est ainsi que Tremblez y est venu deux fois seulement depuis le moins de janvier. Leur résidence habituelle était le château du Guilly. Quand Mme Tremblez venait à Paris, elle logeait chez une de ses tantes. Les scellés ont été mis jeudi dans l'appartement. Samedi, à onze heures, une perquisition y a été faite. Les époux Tremblez assistaient à cette opération. Un certain nombre de papiers ont été emportés. Tremblez, dit-on, menait une existence de dissipation, jouait. Son beau-père avait dû, pour sauver l'honneur du nom, payer à différentes reprises de très fortes sommes.
Mme Tremblez qui n'ignorait rien de la conduite de son mari, voulait divorcer en ces derniers temps. Mais, depuis l'arrestation de celui-ci, elle aurait changé d'avis et déclaré qu'elle défendrait son époux contre l'inculpation qu'on fait peser sur lui, car elle se refuse à le croire coupable de ce dont on l'accuse.
Depuis un certain temps déjà la police surveillait l'immeuble de la rue Octave-Feuillet et les lettres adressées à Tremblez étaient ouvertes à la poste. Comme on le voit, le personnage avait déjà éveillé les soupçons.
CHEZ MME TREMBLEZ MERE
La mère de Tremblez est actuellement à Paris, mais afin d'échapper aux visites, elle n'habite ni chez elle ni chez son gendre. Nous avons pu, cependant, nous.présenter chez la personne qui l'a présentement recueillie, une cousine, dont le très modeste petit appartement est égayé d'une rare collection de paysages bretons. Mme Tremblez, dont on devine la situation douloureuse, est très souffrante et les cruelles émotions de ces derniers jours n'ont fait qu'aggraver son mal. Elle n'a donc pu nous recevoir, mais une grande jeune fille très pâle et très mince, aux yeux rougis, est venue très aimablement vers nous. Ma mère, nous a-t-elle déclaré, est brisée de fatigue et ne veut voir personne. Excusez-nous.
Oh! pardon mademoiselle Vous êtes donc une soeur de l'inculpe?. Oui, c'est mon frère s'est écriée Mlle Tremblez, avec soudain beaucoup de courage dans le regard. C'est mon frère et je n'ai pas d’inquiétude. Je ne sais rien de l'affaire dont on parle, mais je connais mon frère, je le connais bien; cela me suffit pour dire qu'il est innocent. Excusez-nous. Au revoir, monsieur.
SUZY DEPSY ET SON MARI
Au moment même où l'on procédait à l'arrestation du châtelain breton, le bruit commençait à circuler, dans Paris, de la disparition mystérieuse de Mme Suzy Depsy, l'artiste du théâtre Sarah-Bernhardt. Depuis trois jours, elle n'avait point reparu au théâtre où elle tenait un rôle dans les Nouveaux riches. Au domicile particulier de l'artiste, 48, avenue Charles-Floquet, on déclarait qu'elle avait quitté brusquement le coquet appartement dans lequel elle vit seule et qu’elle avait rejoint un personnage qui l'attendait dans l'avenue. Depuis ce moment, on ignorait ce qu'elle était devenue. On parla d'enlèvement. C'en était un, en effet, mais il avait été opéré par la police.
Suzy Depsy de son vrai nom Suzanne Lechevallier, une des maîtresses de Tremblez, que la justice accuse d'être sa complice, en dépit de ses protestations d'innocence, a longtemps habité Dieppe, avec sa mère. Elle y apprit le chant, puis vint à Paris. C'est à la Renaissance, dans les Roses Rouges, de Romain Coolus, que cette artiste assez médiocre aborda, pour la première fois, la scène. Au même théâtre, elle remplit un rôle dans l'Occident, puis elle passa aux Variétés, où elle parut dans les Merveilleuses et plus récemment dans Moune. On la vit aussi à la Cigale, puis au Gymnase, où elle joua le rôle de la commère dans la revue A ta Française, de Bayer. Au théâtre Sarah-Bernhardt, Suzy Depsy recevait presque chaque soir, dit-on, dans sa loge des officiers français, anglais ou américains, qu'elle rencontrait dans un thé à la mode. Dernièrement, Tremblez se présenta inopinément pour la voir. Apprenant qu'elle se trouvait avec un officier, le châtelain du Guilly se fâcha et exigea le départ immédiat du visiteur, qui dût s'incliner.
L’ « ORTHOPEDISTE » EMILE GUILLIER
L'époux de Suzy Depsy, Emile Guillier, est originaire de Dijon. Il habitait également avenue Charles-Floquet, mais au cinquième étage, alors que sa femme occupait le premier. Les époux communiquaient au moyen d'un téléphone.
Guiliier n'était pas un inconnu pour la justice. Il géra, jadis, sans diplôme, une pharmacie, rue Richelieu, ce qui lui attira quelques désagréments. Il abandonna alors cette profession pour devenir manager de boxeurs réputés. Il fut successivement celui de Sam Mac Vea et de Marcel Moreau. Depuis trois ans, il était employé, aux appointements de francs par mois, à la manufacture française d’orthopédie Durand et Boyer, rue de la Mare, actuellement dirigée par M. Besombe, dont l'associé M. Lehmarm est mobilisé. La manufacture, qui occupe 13 ouvriers, travaille pour l'armée.
Guillier était en sursis d'appel et voyageait pour effectuer les livraisons de la manufacture. Il partait le mercredi matin, soit pour Rennes, soit pour Clermont-Ferrand, et ne rentrait que le samedi soir. C'était, dit-on, un bon employé.
Le jeudi de la semaine dernière, deux policiers descendirent d'auto rue de la Mare, en face des ateliers où Guiliier est employé et demandèrent à en voir le directeur. Ils le questionnèrent sur Guillier qui, à ce moment, passait une visite à la caserne de Reuilly. Les policiers se transportèrent à la caserne et en revinrent avec Guiliier rue de la Mare. Ils perquisitionnèrent dans son bureau (dont le tiroir était toujours ouvert), et y saisirent quelques papiers. Guillier se borna à dire « Je ne sais pas pourquoi l'on m'arrête ».
Cette arrestation n'étonna cependant pas, outre mesure, son patron. Celui-ci avait appris que son employé avait été mêlé à l'affaire dont l'aviateur Navarre fut le héros. Mais Guillier avait bénéficié d'un non-lieu. A diverses reprises, M. Besombe avait dû relever les propos pacifistes tenus par Guillier en sa présence, propos qu'il supportait d'autant moins facilement que lui-même a été au front pendant trente-six mois et n'est démobilisé que depuis quelques semaines. Un jour, excédé et indigné, il l'invita nettement à ne plus agiter ces questions devant lui, et Guiliier se le tint pour dit. D'autre part, Guillier avait tenté de lui faire vendre à un prix fortement exagéré une certaine quantité de bois par un de ses amis, nommé Eudeline, qui fut, avant la guerre, un entraîneur connu dans le monde du « noble art ». Pour toutes ces raisons, M. Besombe, tout en appréciant les qualités professionnelles de son employé, ne l'avait pas en grande estime et songeait, depuis déjà quelque temps, à se priver de ses services. Il avait même fait part de ses intentions à son associé, M. Lehmann.
Quel rôle les cinq inculpés qui viennent d'être mis à la disposition du capitaine Bouchardon ont-ils joué dans cette affaire d' « intelligences avec l'ennemi » qu'on leur impute ? Quelle est exactement cette affaire ? C'est ce qu'on ne saurait tarder à savoir.
LOUIS BRODIER SERAIT TOUT AUTRE CHOSE QU'UN COMPTABLE
C'est à son domicile, rue Cavalotti. que le comptable Louis Brodier a été arrêté. Sa femme, que nous avons vue hier soir, n'est pas encore revenue de la surprise que lui a causée cet événement, imprévu et inexplicable, déclare-t-elle. Mon mari n'est pas comptable, comme l'indique la police, il est agent, employé au 2e bureau du ministère de la Guerre, c'est-à-dire au service du contre-espionnage, où il a été sous les ordres du capitaine Ladoix. Il n'a jamais fait qu'obéir aux ordres de ses chefs. Que peut-on, en conséquence, lui reprocher ? De s'être rendu a l'étranger? Mais il n'y est allé que par devoir, avec des passeports régulièrement délivrés. Aussi espérons-nous qu'il sera bientôt remis en liberté.
L’« ANTIQUAIRE» HENRY JAY EST UN MYSTÉRIEUX PERSONNAGE (DE NOTRE ENVOYE SPECIAL A DIJON)
La belle, ancienne et pacifique cité de Dijon ne se doutait guère, ces jours derniers, et ce matin encore, qu'il y avait « une affaire de Dijon ». Elle ne savait même point qu'il y avait un certain Henri Jay. Le secret, il faut le dire, avait été scrupuleusement gardé par tous. Le procureur général, pourtant si affable et si charmant causeur, jurait ses grands dieux qu'il n'y avait pas plus d'inculpé du nom de Jay qu'il n'y a de moutarde en broche. Le juge d'instruction, qui est la courtoisie même et qui se flatte d'aimer beaucoup les journalistes, ne savait rien non plus. Il savait moins que rien, moins que rien de rien, et très gentiment, il demandait à ceux qui l'interrogeaient si, eux, ils savaient quelque chose.
En ville, Jay était l'inconnu, l'inconnu intégral. On ne parlait que d'une affaire, d'une toute petite affaire, celle d'un toqué qui s'était fait passer pour un de nos as les plus illustres. Mais Jay?. Personne n'avait entendu parler de cet homme. Il y a pourtant quelque chose comme vingt ans qu'Henri Jay habite Dijon mais il ne s'était point sans doute fait spécialement remarquer par ses vertus. Le tout est de savoir si l'on n'aurait point dû le remarquer davantage à cause de ses péchés. Jay habitait près de la gare, dans une petite rue silencieuse qui s'appelle la rue Bénigne-Frémiot, au numéro 9. Il occupait là un appartement plus que modeste, au premier. Il est marié, et sa femme réside toujours à cette adresse. Les voisins, du reste, disent le plus grand bien de Mme Jay, qui est, presque, aussi travailleuse que rangée et économe.
Comme me disait cette brave femme, une épicière : « je vous assure bien, monsieur, que c'était un ménage modeste. Ils achetaient tout chez moi et ça ne faisait pas grand'chose à la fin du mois ».
- Alors, madame, vous connaissiez bien M. Jay ?
- Lui? Non. Je le connaissais de vue, naturellement, mais il n'achetait jamais rien lui-même.
Dans le quartier, la réponse est partout la même. On ne connaît pas M.Jay. Evidemment, il ne se liait pas volontiers et il serait à souhaiter qu'il ne se fut pas lié davantage avec l'ennemi. Un camionneur habite dans la maison contiguë à la sienne. J'entre. Je trouve un cocher en train de manger un excellent lard aux choux.
- C'est bien à côte, n'est-ce pas, qu'habite M. Jay ?
- M. Jay ? C'est pas un gros rouge, avec des moustaches ?
Oui C'est lui, me dit le brave homme. Eh bien! oui, il habite là. Vous le connaissez ?
- Je le rencontre tous les jours depuis dix ans. Je le connais donc mais sans le connaître. Jamais je ne lui ai parlé, bien sûr. Est ce qu’il y a quelque chose ?
Ici dans le quartier, on n’est même pas bien sûr encore qu’il soit arrêté. On l'a vu l'autre vendredi venir chez lui avec deux messieurs. Il est ressorti avec « ces deux messieurs ». On ne sait rien d'autre. Courtier en toutes choses et même en poker, on ne sait pas non plus de quoi vivait Jay. Il y en a qui prétendent qu'il est antiquaire. Mais pour être antiquaire, il est assez nécessaire d'avoir une boutique, de pouvoir caser quelque part les antiquités que l'on achète ou que l'on vend. Jay n'avait point de magasin, si ce n'est son minuscule appartement. Il y en a aussi qui disent que Jay était courtier. Il figure avec cette profession sur le bottin de la ville. Mais un courtier fait des courtages, personne ne se souvient d'avoir reçu des offres quelconques de ce courtier si discret. On le voyait parfois passer dans les rues. C'est tout. C'est un gros homme, gras et fort, qui portait le plus souvent une vieille jaquette et qui possédait une chaîne de montre à laquelle pendaient trente-six médailles, larges comme des pièces de cent sous. Qu'a-t-il fait ? A moins d'accueillir n'importe quel racontar, qui peut le dire à cette heure ? Ce que l'on sait, c'est qu'il est le moteur en quelque sorte de toute la nouvelle affaire. C'est lui que la brigade mobile a le premier soupçonné et surveillé. Ce sont les habiles et discrètes recherches effectuées autour de lui qui ont permis de découvrir Tremblez, Guiliier, Suzy Depsy et les autres.
Du valet, on ai pu remonter aux maîtres, car il est très vraisemblable que le rôle de Jay dans l'affaire n'a pas été un rôle de premier plan. Jay voyagerait beaucoup. On ne s'étonnait point, il était courtier. Il était joueur. Cela se savait un peu. On savait qu'il rentrait parfois tard chez lui. On lui prêtait des fréquentations suspectes et on le soupçonnait vaguement d'intervenir dans d'ignobles trafics. Mais, à vrai dire, on ne s'inquiétait pas beaucoup de lui.
Henry Jay va être transféré incessamment à Paris, le juge d'instruction de Dijon s'étant déclaré tout disposé à se dessaisir de l'affaire, au profit de l'autorité militaire. C'est donc à M. le capitaine Bouchardon qu'il devra fournir quelques éclaircissements sur sa vie si mystérieuse et si vagabonde. Nous saurons si Henry Jay, courtier, qui apparemment ne vendrait rien, a voulu vendre sa patrie.
Maurice PITAX.
LES INSTRUCTIONS EN COURS - NOUVEL INTERROGATOIRE DE LENOIR
Le lieutenant Bondoux a poursuivi, hier matin, le premier interrogatoire de Pierre Lenoir, inculpé d'intelligences avec l'ennemi, et cela en présence de ses défenseurs. Le gouvernement militaire de Paris a transmis hier matin au troisième conseil de guerre le dossier de l'affaire instruite par M. Drioux, concernant la plainte déposée par Pierre Lenoir contre M. Charles Humbert, le capitaine Ladoux et M. Leymarie.
L'ordre d'informer dont est saisi le capitaine Bouchardon à leur égard, se rapporte,
on le sait, à une plainte en chantage, escroquerie et tentative de corruption.
Plusieurs noms d'actrices ont été prononcés, ces jours derniers. La comédie se mêlait intimement au drame, au grand drame. Et l'on prêtait à diverses artistes, des rôles qu'elles n'avaient pas sollicités, cette fois, dans les menées allemandes en France.
A vrai dire, il existait deux affaires distinctes l’une qui n'était pas l'affaire Suzy Depsy minuscule, fut « classée » après une rapide enquête qui établit rapidement l'innocence des personnes mises en cause mais la malignité publique se plut, un instant, à les confondre. C'est dans ces conditions que l'on parla de Mlle Clara Tambour. En fait, cette jeune personne ne fut ni arrêtée, ni inquiétée. C'est elle-même qui l'a déclarée en nous recevant hier soir dans son coquet appartement du quai Voltaire. Mlle Clara Tambour, qui s'appelle, en réalité, Claire Eugénie Germain, tient d'abord à nous dire qu'elle n'a rien de germanique dans ses ascendances, ni ses parentés, ni même ses relations. Elle est fille de Français et sœur d'un combattant.
Vous me voyez stupéfaite, nous dit-elle. Je suis allée samedi à Rouen et j'en suis revenue ce matin. C'est ma cuisinière qui m'a mise au courant des bruits qui ont couru sur mon compte. Je l'ai rassurée. Pendant mon absence, parait-il, des journalistes, des camarades inquiets se sont présentés chez moi. On avait raconté
que j’avais été arrêtée, puis relâchée, soyez certains qu'il n'en a rien été. Des amis qui m'ont vue chaque jour peuvent l'affirmer, je n'ai même subi aucun interrogatoire. Seulement deux lettres de moi ont été interceptées, elles ont bien été transmises à leurs destinataires, mais après avoir été lues c'est très désagréable. Je n'ai jamais adressé la parole à Suzy Depsy. Il y a un an environ, je l'ai entendue parler dans un cabinet particulier où elle se trouvait. Et c'est curieux, j'ai eu l'impression que, enfin, elle parlait mal des français. Et Mlle Clara Tambour termine : « Quant à moi, je suis une des rares femmes de théâtre qui ne connaissent aucun homme politique. Je ne suis jamais entrée dans le cabinet d'un ministre. Je ne fréquente aucun étranger depuis la guerre, je n'ai reçu aucune lettre ne venant pas de France, même des pays alliés. Je ne conçois pas ce qui a pu donner naissance à semblables rumeurs, à moins que ce ne soit la jalousie d'une camarade. Bref, jusqu'à ce matin, j'ai ri de ces calomnies. Des amies m'ont dit que j'avais tort de ne pas m'en soucier, par le temps qui court. Alors, j'ai été voir mon avocat. Il m'a entièrement rassurée, vous le voyez, je suis très calme. C'est égal, je vous saurais gré de démentir ces racontars ».