Histoire
Guerre 14-18
Guerre 14-18
‘‘Mes impressions de Guerre 1914-1915-1916-1917 - 5e Cuirassiers 9e D.C. et 1er Dragon 37e D.I.’’
Bernard Boudic
« Militaires, tous les deux »
Je fus baptisé cuirassier le 22 mars 1915 au quartier de cavalerie du 5e Cuirassiers. Je fus arrosé copieusement d’eau, dont on avait rempli mon casque et mes cuirasses, et je fus déclaré « solide Coquillard » ! J’étais enfin militaire ! Les cinq semaines que je passai à Tours s’écoulèrent très rapidement et firent sur moi peu d’impressions. Je m’habituai très vite à une nouvelle vie, beaucoup plus vite qu’aux bancs et pupitres, j’y pris goût et ne fus pas du tout malheureux ! Je noterai simplement que ce séjour fut pour moi l’entrée complète dans la vie. J’étais désormais livré à moi-même, n’ayant à compter sur personne, en partie du moins, pouvant mettre en pratique l’éducation et les principes que j’avais reçus. J’affrontai la vie et tous ses dangers de pied ferme, j’eus à lutter, beaucoup même ! Mais j’étais fort, grâce à mon éducation ! Je dirai à ce propos qu’en partant au front, je me croyais à l’abri des dangers… comment dirais-je… civils. Je me trompais, car là, bien au contraire, il y en avait autant. J’ai même remarqué qu’ils ne font qu’augmenter, surtout depuis 15 mois, et c’est peut-être malheureusement le plus grand remède offert contre le cafard des troupes au repos !
Je partis de Tours le 9 mai 1915. J’avais été demandé par le colonel du 5e Cuirassiers et c’est ce qui explique mon prompt départ. Sans lui, j’aurais moisi au dépôt, des semaines, des mois peut-être !
Le jour même de mon arrivée (8), j’eus la visite de mon père et ce fut une grande joie pour moi, de le revoir. Nous étions militaires tous deux ! Lui, le plus vieux de la division, moi, le plus jeune !!
« Vous auriez mieux fait de rester chez vous ! »
Je tombai dans un escadron de fer, l’escadron du capitaine Ch. Millet. Je garderai bon souvenir de cet officier, rude, mais avant tout militaire, original un peu, en général peu aimé, par suite de la discipline et de l’allure qu’il mettait dans son escadron. Je trouvai dans mon peloton de bons camarades, tous de braves cultivateurs en général, mais pas un seul ami de bonne éducation à qui l’on peut se confier !
Mon officier de peloton, que je ne nommerai pas, me reçut froidement, trop froidement même. « Vous auriez aussi bien fait de rester chez vous », me dit-il, « je n’ai pas besoin d’un nouveau dans mon peloton ». C’était un homme superbe, mais d’un caractère ignoble : fourbe, mouchard… etc. Il était aimé de ses hommes, sauf de moi ! Il me donna le plus sale cheval de son peloton. Je vis tout de suite que nous ne nous entendrions pas mais il me fascinait par sa ressemblance physique avec mon pauvre frère ! J’ai vécu un an, avec cet homme, et je me suis toujours promis de faire mon possible pour le revoir, en civil, après la guerre.
C’était avant l’attaque d’Albert (9). Nous manœuvrions à cheval et à pieds en service en campagne. Je ne parlerai pas de l’attaque dont je n’entendis que les bruits, elle fut pour nous une série d’alertes de nuit qui me donnèrent de l’entrainement.
Albert (Somme)
Ce fut le 13 juillet 1915, au soir, que je vis le feu pour la première fois, en Alsace ! Nous venions de manger de la soupe dans un bois à trois kilomètres des lignes, quand une violente détonation retentit, suivie bientôt d’un bombardement assez intense ! C’était une mine boche qui éclatait en première ligne, signal traditionnel des coups de main ! Etant en réserve, nous fûmes aussitôt équipés et nous partîmes, au pas de gymnastique ; nous fîmes ainsi trois kilomètres. Nous étions à bout de souffle et avec cela chargés de grenades et cartouches. Tout le long du chemin, les obus sifflaient, mais je ne savais pas encore distinguer les bruits boches et français des marmites (10).
Baïonnette aux canons !
« Notre arrivée fut un réconfort pour les fantassins qui avaient été obligés d’abandonner la première ligne. Les colonels décidèrent de contre-attaquer immédiatement. Nous devions appuyer et renforcer l’infanterie. Il était 11 h et la nuit était sombre, mais à la lueur des obus presque continuelle, on pouvait distinguer la plaine et même la terre bouleversée des tranchées. J’étais naturellement ému, très ému même, par le bruit de l’artillerie et des mitrailleuses, mais j’étais bien maître de moi, quoique agité d’un petit tremblement nerveux qu’on a peine à maîtriser les premières fois.
Nous étions tous aux créneaux quand le commandement « baïonnette aux canons » se fit passer de bouches en bouches. Puis j’entendis « dehors, en avant ! » et nous bondîmes tous sur le parapet. Nous étions à découvert et l’air nous frappait le visage. Nous fîmes un premier bond de trente mètres, sous les balles, je me trouvais à cinq mètres environ du capitaine de Sauveboeuf qui commandait la vague. Nous fîmes une petite pause et, ce qui me frappa, c’est que l’ennemi ne tirait plus. Un commandement, puis un autre bond, et à la lueur des obus, nous aperçûmes à 150 mètres, les boches qui évacuaient la position, ce qui expliquait l’arrêt de leur tir. Nous nous élançâmes, à la charge cette fois, jusqu’à la tranchée, et j’aperçus à vingt mètres de moi un grand boche qui se sauvait à toutes jambes. Mais notre tranchée était là ! Défense d’aller plus loin, l’action était finie !
Mes impressions furent vagues pendant cette course vertigineuse, mais je me rappelle très bien le dos de ce boche fuyant que j’aurais tant voulu percer de ma baïonnette !
Dans la grande nuit seul, tout seul…
Cette petite action, la première à laquelle je pris part, je m’en souviendrai toujours, ce fut là où je vis les premiers morts, les premiers blessés, c’est là que je fis connaissance avec les balles et les obus. Quelques jours après, nous occupions le secteur. Je fis des patrouilles avec mon brigadier les nuits, puis, je pris la faction toutes les deux heures. Cela aussi me fit un certain effet !
On se trouve seul à veiller, on écoute, on fait attention au moindre bruit, et il est curieux de constater combien l’imagination travaille en ces moments là. Un rien, un arbre, une touffe d’herbe, un piquet… tout vous semble remuer et vous apparait soupçonneux ! Il faut même toute son attention et toute sa volonté pour ne pas jeter l’alarme. Puis, quand l’on s’aperçoit de sa méprise et que tout est calme, on pense… on pense au foyer, le moindre souvenir vous apparait, on ne sait pourquoi. Il ne faut pas s’endormir dans des rêves, l’ennemi est là, tout près qui guette lui aussi, et brusquement on revient à la réalité, on se retrouve dans la grande nuit, seul, tout seul. Il faut parfois tout son courage pour ne pas défaillir !
Il est impossible de s’imaginer ces sentiments, lorsqu’on ne les a pas ressentis ! D’ailleurs, le Haut Commandement les a compris puisqu’il a institué, depuis, les sentinelles doubles. Mais, dans toute mon armée de simple cavalier, j’ai toujours monté la faction, seul, et je crois qu’il est impossible de s’habituer à une telle solitude. Cela tient peut-être au caractère, mais je ne le crois pas, je m’en suis rendu compte près de mes camarades.
L’attaque de Champagne en septembre 1915 me laissa peu de souvenirs par elle-même. Je me rappelle que nous étions tous certains que la percée serait faite et que ce fut une grosse déception pour tout le monde. Nous étions avec nos chevaux dans un bois de sapins à huit kilomètres des lignes. Nos chevaux restèrent sellés trois jours et pendant six jours, il ne cessa de pleuvoir ! Je n’avais encore jamais entendu un tel bombardement et vu tant d’activité et de mouvement. Nous revînmes, quinze jours après à l’arrière, puis un soir, nous partîmes en auto aux tranchées pour relever l’infanterie. La division occupait le secteur à gauche de Tahure (11). Je devais garder de cette période un souvenir qui ne s’effacera jamais et qui, jusqu’ici, est le plus terrible de ma campagne !
Tahure - Tranchées allemandes conquises
La Champagne, pire que Verdun
Octobre 1915 ! J’ai vu Verdun depuis, j’y ai vu des spectacles horribles, des choses inimaginables, un bombardement extraordinaire, un enfer quoi ! La Champagne en octobre 1915, m’a plus frappé ! Je ne sais pourquoi.
Nous fûmes toute une nuit pour monter en ligne, tant le bombardement était fort ! L’infanterie que nous relevâmes nous souhaita « bon courage et bonne chance », mais ce n’était pas sur le ton de la rigolade !
Les tranchées ennemies étaient tout près des nôtres. Trente-cinq mètres à peine nous séparaient des boches !! De plus, pas un fil de fer ! Le poste d’écoute était un simple boyau coupé par une cloison de sacs-à-terre d’une épaisseur de deux mètres ! D’un côté, les Boches, de l’autre six hommes et un brigadier français. Je suis resté deux jours à ce poste d’écoute, tout le temps en alerte !
Bien-entendu la consigne était de se replier dans la tranchée en cas d’attaque ! Nous entendions parler les Boches et les Boches nous entendaient ! Le jour, nous étions sans cesse bombardés et ce qu’il y avait de plus à craindre, c’étaient les torpilles, à raison de deux en cinq minutes. On ne savait plus où se fourrer ! Je les entendais partir de la tranchée ennemie, cela me rappelait une bouteille de champagne qu’on débouche, puis je voyais une petite boule ronde en l’air qui montait très haut puis retombait, grossissant, grossissant sans cesse jusqu’à ce qu’elle éclatait en touchant le sol avec un bruit de tonnerre. Un jour, l’une d’elles éclata si près de moi que je n’eus même pas le temps de comprendre ce qui m’arrivait, je ressentis une violente commotion, je crus sauter en l’air et me retrouvais sur le dos dans la tranchée. J’eus, pendant longtemps, peine à respirer et je me sentais tout ébranlé. La torpille était tombée à deux mètres de mon créneau !
Un petit trou rouge au milieu du front
Un soir qu’il pleuvait, nous venions de prendre le service de nuit à deux, c’est-à-dire, un homme debout aux créneaux tandis que l’autre est assis dans la tranchée à ses côtés. Je me trouvais de faction avec un nommé Rougé (de Tours), le meilleur de mes camarades. A dix heures, les boches commencèrent un bombardement violent, et nous envoyèrent des obus à gaz. Pas de doute, l’ennemi attaquait ! Nous étions sans officier, le capitaine (Davisard) et les deux lieutenants ayant été blessés dans la journée. Nous avions comme chef le Maréchal des Logis Raybaud. Celui-ci, très calme, fit prendre les dispositifs de combat et prévint par fusées l’artillerie, qui déclencha un tir de barrage. Nos « 75 » firent si bonne besogne que l’ennemi n’osa pas s’affronter à découvert.
A 11 h, le calme était rétabli. J’étais resté au créneau pendant tout ce temps, je fis signe à mon camarade Rougé de venir me remplacer, puis je m’assis à mon tour. Je venais à peine de déposer mon fusil qu’une masse s’écroula sur moi. C’était Rougé… « Qu’as-tu ? » lui dis-je. Il ne répondit rien et je lui vis un petit trou rouge au milieu du front. Il était raide mort ! J’appelais Raybaud qui fit transporter son corps au poste de secours… Coïncidence curieuse, nous avions passé la journée à lire ensemble « Le Sens de la Mort » (12) !
Des cadavres ennemis sur le parapet de notre tranchée
Cependant les boches ne voulaient pas se calmer : vers 3 h du matin le bombardement recommença comme à 10 h, et comme le jour approchait, il était certain que les Boches voulaient faire quelque chose. Le Maréchal des Logis Raybaud passait sans cesse derrière nous, nous encourageant et nous réconfortant de sa voix. « Songez, nous disait-il, que vous avez chacun deux mètres de terrain à défendre et que si vous le voulez, les Boches ne passeront pas » ! Certes nous ne voulions que cela. Pour ma part, j’avais ma carabine dans le créneau, et à portée de ma main un fusil Lebel, baïonnette au canon, que j’avais ramassé dans la plaine.
De plus, j’avais dix grenades à côté de moi. Je ne me faisais pourtant pas d’illusions sur notre situation. Les tranchées étaient si près l’une de l’autre qu’il suffisait de dix secondes pour parcourir la distance dont nous étions séparés. Les Boches en courant n’avaient qu’à lancer leurs grenades et notre tranchée n’aurait plus été défendue !
Cependant notre sous-officier envoyait fusées rouges sur fusées rouges et les « 75 » redoublèrent d’ardeur, si bien qu’ils intimidèrent une fois de plus les Boches. Ceux-ci réussirent néanmoins à prendre notre poste d’écoute, mais ils furent obligés de l’abandonner aussitôt. Quand l’aurore pointa, nous pûmes distinguer des cadavres ennemis sur le parapet de la tranchée !
J’ai encore été saisi, en Champagne, du nombre fantastique de cadavres de nos fantassins laissés au grand air dans la plaine, depuis l’attaque du 25 septembre. Il y en avait dans toutes les positions, ils avaient encore leurs papiers sur eux et personne ne s’en occupait !!
Brigadier !
Après cette période en Champagne, nous reprîmes les tranchées en forêt de Parroy (13)pendant l’hiver 1915-1916. Là, ce furent encore les fameuses factions pendant les longues nuits, au milieu du silence profond des bois. Le secteur était bien calme et je ne vois pas d’évènements m’ayant particulièrement frappé. C’est en forêt de Parroy que j’appris ma nomination de brigadier, j’eus pour finir ma période un emploi particulier. Je fus préposé à la garde des munitions, cette occupation ne manquait pas de charmes. Je fus aussi téléphoniste !
A propos de ma nomination de brigadier (14), je tiens à reparler de mon officier de peloton. Quand je vins me présenter à lui, il m’accueillit d’un ton sec : « Tiens, vous êtes brigadier, me dit-il, je n’en savais rien. A quel peloton passez-vous ? ». « Je reste au vôtre, mon lieutenant ». « Ah, ah ! Je vous aurai encore sous mes ordres… Allez ! ». Je sais une chose certaine, c’est qu’il fut bien loin de m’aider pour mes galons, et qu’il fut même plus qu’étranger à ma nomination !
Désormais, j’étais plus libre, commandais les corvées au lieu de les exécuter : chose très appréciable ! Je pus alors me choisir un cheval dans mon peloton et c’est alors que je pris Index, superbe cheval alezan, que je gardai jusqu’à la mise-à-pieds du régiment. Quand la 9e division fut dissoute, mon père me fit passer au 1er Dragons et je lui en saurai toujours gré !! Je regrettais peu mon ancien régiment, du moins, sous certains rapports, mais cela me fit tout de même une certaine peine, de quitter le régiment qui m’avait formé. A mon départ, mon lieutenant fut tout juste aimable, il ne me serra même pas la main. (Il eut le toupet, plus tard, de m’écrire une carte charmante !).
En pointe, avec dix grenadiers
Je fus versé au 2e escadron auquel je suis toujours attaché d’ailleurs. C’était pour moi un changement complet à tous points de vue. Un capitaine charmant, des officiers charmants, une tout autre allure ! Enfin je pouvais trouver de bons camarades dans les sous-officiers. Celui de mon peloton était un ancien camarade de mon frère et je ne pouvais mieux tomber. Toutefois, je n’étais pas (et ne suis pas) sous-officier, de sorte que je ne pouvais frayer avec eux en public et bien rarement dans l’intimité. Cela, je le sais, les gênait !
Je restai donc à mon rang (quoique cela me fût bien pénible) et vivais en bonne intelligence avec mes collègues. Je dirai en passant, que les cuirassiers étaient d’un esprit bien meilleur et supérieur à celui des dragons, sous tous les rapports, et j’ai pu constater combien cet esprit devient de plus en plus mauvais, depuis un an, au 1er Dragons. (Depuis la Révolution de Russie, je suis même de plus en plus inquiété par le mouvement se produisant chez les hommes).
Nous fûmes d’abord rattachés à la 74e Division d’infanterie et nous prîmes les tranchées dans le secteur de Nomeny (15), que nous sommes venu revoir un an après. J’y fis de nombreuses patrouilles avec mon lieutenant M. de Mont (un brave celui-là !) et nous eûmes quelques rencontres à la grenade avec les boches. Cette manière de faire la guerre me plut assez ; nous marchions toute la nuit dans les hautes herbes, et prenions du repos tout le jour. Comme les lignes étaient très éloignées l’une de l’autre, nous avions un champ assez vaste à battre. Nous le connaissions par cœur à la fin. J’étais généralement en pointe avec dix grenadiers, tandis que l’officier me suivant à 60 mètres avec vingt hommes plus une arrière-garde. Je fis ainsi trois périodes de douze jours puis nous fûmes rattachés à la division marocaine et je fus envoyé à l’observatoire de Mousson. J’avais comme consigne de signaler à l’artillerie par téléphone les trains de Metz entrant et sortant et aussi tous les convois ennemis sur les routes. J’eus ainsi le plaisir d’en faire sauter plusieurs !
Avec quatre hommes, dans un trou d’obus
Je passai là trois semaines, puis rejoignais mon escadron. Le lendemain, nous embarquions pour la région de Saint-Dizier. Désormais, nous avions un nouvel emploi, celui de coureurs ou guides, et nous passâmes un mois dans cette contrée en manœuvrant à pied et à cheval avec notre nouvelle division. Nous nous préparions pour Verdun ! Notre division devait y jouer un grand rôle et gagner sa fourragère (16).
Elle occupe le « secteur Douaumont » tout le mois de novembre [1916], et mon escadron fut appelé à fournir une chaîne de coureurs depuis la citadelle de Verdun jusqu’au fort de Douaumont.
Je n’y fis cette fois qu’une période de huit jours. J’étais installé avec quatre hommes dans une sorte de trou d’obus, avec une toile de tente, tendue sur nos têtes pour nous préserver de la pluie. C’était un bon abri de bombardement, n’est-ce pas ?!
J’avais à inscrire sur un carnet le numéro et l’heure d’arrivée des plis, que mes hommes portaient à tour de rôle au petit poste voisin éloigné de 800 mètres environ. Le chemin était si difficile qu’ils mettaient parfois deux heures pour faire le trajet. Ils revenaient bien souvent le moral bien bas, c’était alors ma tâche de les réconforter. D’ailleurs, après un bon verre de gnôle, ils étaient d’aplomb. La nuit, ils partaient deux à la fois, car se risquer seul était très imprudent dans un terrain si labouré ! Si l’un des deux tombait dans un trou d’obus, l’autre était là pour le retirer ! Il n’était pas rare de trouver dans ces trous pleins d’eau, plusieurs cadavres d’hommes noyés. Un jour de relève, sur une compagnie de tirailleurs, quarante hommes furent portés disparus !
Que de services particuliers rendirent les dragons à des malheureux qui rentraient isolément à Verdun !!!
Le jour et la nuit, si mes hommes n’étaient pas rentrés au bout de 4 heures, je devais me mettre à leur recherche. J’eus à le faire deux fois pendant mes huit jours. D’abord pour le dragon Douaré que je trouvais étendu dans la plaine, blessé aux jambes par un obus, puis pour Cadudal.
Dans notre petit abri, nous passions notre temps à écouter les obus siffler autour de nous, ils tombaient un peu partout, parfois à deux mètres de notre trou, et l’on s’attendait à chaque instant à en recevoir un, au bon endroit ! Nous fûmes protégés !
La division était bien cuirassée, par un séjour de quatre semaines et le secteur lui devenait familier : elle était prête pour l’attaque du 15 !
« On ne se croyait plus sur terre ! »
Je montai le 13 au soir, et installai mon poste près de l’ex-village de Fleury (17) à 200 mètres du fort de Louville. Notre bombardement fut déclenché ce soir-là. Je n’ai jamais rien entendu de pareil durant trois jours, et je n’ai jamais tant vu de pièces d’artillerie si près les unes des autres ! Elles formaient trois lignes continues. Il était impossible de s’entendre parler, même en s’approchant ! Nous fûmes littéralement abrutis ! Les boches répondaient peu, en général, ils avaient d’autres besognes et peut-être ménageaient-ils leurs munitions.
Fleury
Nos tirailleurs attaquèrent le 15, à 10 h du matin. Nous eûmes des renseignements par les coureurs avancés qui nous apportaient les plis : tout marchait bien. Puis nous vîmes descendre les premiers blessés qui nous donnèrent des détails. Enfin les prisonniers boches, qui arrivèrent comme un flot, démoralisés, mais heureux quand même de sortir sains et saufs de la fournaise ! « Werdun, Wo ? » nous disaient-ils ? Nous leur montrions le chemin et ils repartaient tout joyeux. J’en arrêtai un, tout jeune, et lui ordonnai de rester avec nous. Il fit notre service, allait nous chercher de l’eau pour la popote, faisait chauffer le « singe » à l’alcool solidifié. Nous arrivions très bien à nous comprendre : il s’appelait Karl Holtz, avait 19 ans, avait été ouvrier dans une usine de Mulhouse.
La contre-attaque de l’ennemi fut terrible, mais l’artillerie fit un tel barrage qu’elle échoua ! L’on ne peut se faire une idée de l’effet que produisent des centaines de bouches à feu crachant à tirs rapides. La nuit était devenue plus claire que le jour. On ne se croyait plus sur terre, tous les éléments déchainés n’eussent été plus saisissants.
« Un souvenir vivant pour plus tard »
Le 17 au matin, le calme était rétabli, l’attaque était réussie, les objectifs étaient tous atteints ! La division fut relevée trois jours après, mais les pertes avaient été très fortes !
Le temps qui s’écoula entre l’attaque de Verdun et celle de Champagne 1917 fut encore consacré à l’entrainement et au perfectionnement dans un nouveau mode de combat. Nous prîmes les tranchées devant Reims, au fort de Pompelle (18). Le secteur était calme à ce moment-là.
L’attaque de plateau de Craonne (19) eut lieu le 16 avril, elle me laissa peu de souvenirs personnels. Elle me rappela beaucoup celle de Champagne 1915. Elle fut pour moi un heureux évènement, en ce sens qu’elle occasionna ma rencontre avec mon père que je n’avais vu depuis longtemps ! Nous passâmes trois jours presque ensemble, puis repartîmes chacun de notre côté où le devoir nous appelait !!
Nous sommes actuellement dans un secteur tranquille. Installé au fond d’un bois, j’ai profité de son calme et de son silence pour me recueillir et me remémorer les faits qui ont marqué dans ma vie de combattant. J’ai pris plaisir à laisser aller ma plume au gré des impressions qui revivaient en moi. Il en sortira peut-être de la confusion et un manque de suite certain dans les idées, mais je me garderai bien de retoucher à quoi que ce soit, de peur d’y mettre de l’irréel, car j’ai voulu avant tout faire de ces impressions écrites un souvenir vivant pour plus tard !
Fait au bois Morel près Erbéviller (Meurthe-et-Moselle) le 24 juin 1917.
Brigadier de Beaumont.
Cité à l’ordre du régiment
Hubert de Beaumont sera cité à l’ordre du régiment (citation n° 22 du 8 février 1919) pour son rôle à Verdun en 1917 : « Engagé volontaire à 17 ans après la mort de son frère [en 1914, près d’Arras], a donné en toutes circonstances l’exemple du grand mépris du danger et du plus grand courage. A Verdun en 1917, a dirigé comme chef de poste un service de liaison et d’observation d’infanterie sous un violent bombardement ». Ce qui lui vaut la Croix de guerre avec une étoile de bronze. Nommé maréchal-des-logis (équivalent de sergent dans les armes « montées) le 5 juin 1918, il sera démobilisé le 8 septembre 1919 au 12e régiment de dragons.
Egalement titulaire de la médaille militaire et de la Croix du combattant volontaire 1914-1918, Hubert de Beaumont ne fera pas la guerre de 1939. Il sera réformé définitivement le 23 novembre 1939 à cause des séquelles douloureuses d’une grave intervention chirurgicale.
(8) Le 5e cuirassiers se trouve alors en réserve dans la Somme puis il est transporté par voie ferrée en Alsace, vers Montreux-Château, où il arrive le 2 Juillet. Montreux-Château est situé dans le Territoire de Belfort, à la limite du Haut-Rhin.
(9) Commune de la Somme qui fut quasiment anéantie en 1915 par l’artillerie allemande.
(10) Terme d’argot qui désigna d’abord des obus de gros calibre, puis des obus en général.
(11) Le régiment est en réserve d'armée près de Somme-Tourbe (Marne) sur l’axe Reims–Sainte-Menehould au moment des attaques de septembre 1915. Il n'est pas employé à cheval, mais envoie un escadron pied à terre occuper ses tranchées à la côte 193 (Butte de Tahure), du 6 au 15 octobre. Le village de Tahure (Marne), à 40 km à l’est de Reims, sera repris mais entièrement détruit. Il a été rattaché à Sommepy.
(12) Il s’agit probablement du livre de l’écrivain catholique Paul Bourget, publié en 1915.
(13) La forêt de Parroy est située à une dizaine de kilomètres au nord-est de Lunéville.
(14) Le 25 mars 1916.
(15) A mi-chemin entre Nancy et Metz.
(16) Du 21 au 24 octobre, les Français pilonnent les lignes ennemies. Écrasés et gazés par des obus de 400 mm, les Allemands évacuent Douaumont le 23 octobre. Les batteries ennemies repérées sont détruites par l’artillerie française. Puis, le 24 octobre, trois divisions françaises passent à l’attaque sur un front de 7 km. Douaumont est repris et 6 000 Allemands sont capturés. Le 2 novembre, le fort de Vaux est évacué par les Allemands. Le 21 décembre, la plupart des positions perdues en février sont récupérées par les Français.
(17) Après la chute du fort de Vaux en juin 1916, les Allemands s'emparèrent de Fleury. Le village changea seize fois de mains en deux mois de terribles combats qui le réduisirent à l'état de ruines. En octobre et novembre, la position de Fleury-devant-Douaumont fut la base de départ des offensives qui reprirent Douaumont et Vaux.
(18) En fait, fort de La Pompelle. Construit après la défaite de 1870, le fort de la Pompelle fut la clé de voûte du système défensif bâti autour de Reims.
(19) Cette commune du Chemin des Dames fut entièrement détruite au printemps 1917 pendant l'offensive du « Chemin des Dames » décidée par le général Nivelle.