Les Moëlanais
Souvenirs de Moëlanais
Souvenirs de Moëlanais
Jean Conan (décembre 2019)
Pourquoi le lieu-dit Kervégant a t-il été surnommé Milriden ?
Tout simplement parce que la première propriétaire de l'ancienne boulangerie (là où demeurent Laurence et Tudual) était Rieccoise. Elle portait donc, les dimanches et jours de fête, la grande et belle coiffe de Riec qui exigeait aussi le port de ce grand col amidonné présentant de minuscules sillons rappelant de la tôle ondulée (en miniature évidemment ; et chapeau les repasseuses !. Alors on a fait à l'époque un amalgame de français, le chiffre mille et de breton bâtard, riden, ce mot évoquant les rides.
Anna Le Bourhis, [Marie Louise Gloanec 1886-1950] plus communément appelée Anna Milriden, tenait avec son mari commerce de boulangerie, épicerie, café et quelque dépannage en mercerie. On y vendait aussi le tabac à chiquer et le gros gris à rouler. Milriden devint vite, vu l'éloignement du bourg, le point de ravitaillement pour tous les villages environnants, c'est-à-dire : Kercanet, Kernon, Kerdaniel, Plaçamen, Kerel, Kerouan, Trogan, Le Lanic, Kerandrège, Kermeurzac'h, Kerségalou, Nombrat, Pen-an-ster, Kerouze, Kerscao, Kerantorec, Kerchoize. Peuplés comme ils l'étaient, ces hameaux représentaient une clientèle importante tant pour l'alimentation que pour la fréquentation du bistrot (lequel il faut le dire était d'un bon rendement ...). Allons, ne soyons pas mauvaise langue : jouer aux boules n'est pas de tout repos ; l'émotion et l'adrénaline - tout ça c'était du stress mais on ne le savait pas - obligeait les joueurs à s'humecter l'intérieur de façon régulière ...
Et il y avait un piano mécanique. Je l'ai connu mais déjà rongé par les vers. Dire alors que Milriden, à cause de cet instrument du diable devint le Las Végas breton, l'enfer du jeu, le Macao de l'ouest, faut pas exagérer. Mais tout de même, et mes grands-parents me l'ont certifié, Milriden fut dénoncé en chaire comme lieu de turpitudes et de débauche ! En fait le piano mécanique ne libérait pas ses décibels que le dimanche après-midi, seul vrai temps libre pour tout le monde. Y venaient nombreux jeunes gars et jeunes filles du quartier et d'ailleurs pour quelques timides pas de danse. Enfin, peut-être pas si timides que ça. Allez savoir ... Et si Monsieur le Curé avait eu raison ! Allons, il a bien dû y naître qualques amours et amourettes comme en tout lieu où se retrouve la jeunesse.
Anna était veuve en premières noces de Jean Le Doze (1873-1912), un boulanger de Kernon Largoat et s'était remariée en 1913 avec Yves Bourhis (1889-1917), un boulanger rieccois qui décédera à Stera di Legen en Macédoine pendant la Première Guerre mondiale. Elle engagea alors un jeune ménage de boulangers pour la continuation du commerce. Ainsi Phine (Carriou Marie Joséphine 1809-1949) et Maurice Morvan (1898-1948) occupèrent tout le rez-de-chaussée avec la "boulange" et le café tandis qu'Anna conservait l'étage, où elle demeura jusqu'à sa mort. Phine et Maurice achetèrent alors l'ensemble. (en 1939 ils feront construire la nouvelle boulangerie occupée aujourd'hui par Christiane et Paul Le Quien).
En 1932, l'année de ma naissance à Milriden, c'est outre la boulangerie Morvan, la maison Le Guern, la maison Quentel (où demeure Gérard). La maison Conan est en construction. Mon frère était né en 1929 à Kerdaniel, et moi en 1932 à Kervégant dans la maison Le Guern (parents de Raymonde) où nos parents sont locataires.
La vie s'écoule tranquillement comme dans toute campagne proche de la mer, c'est-à-dire partagée entre les travaux des champs et la pêche. Mon frère et moi sommes privilégiés en ce sens que nous sommes les seuls enfants du village (Marie Louise et Raymonde Le Guern viendront plus tard) et devenons les chouchous de Phine et Maurice qui n'ont pas d'enfant. Ah ces heureux moments passés dans la "boulange" d'où nous ressortions blancs de farine mais avec un petit pain croustillant. Ou ce jour béni du passage de "Monsieur Poulain" le représentant de la célèbre marque de chocolat, qui nous faisait cadeau, luxe inouï, d'une tablette entière.
Mais l'enfance passe et c'est le temps de l'école. Mon frère y est déjà depuis octobre 1935. Je n'y échappe pas en 1938. Et en avant les petits vélos ! (le ramassage scolaire c'est quoi ça ?). De tous les villages ça roule vers le bourg, qui à l'école laïque, qui à l'école libre. Certains toutefois rejoignent sagement la petite école de hameau de Kerouze. En tout cas, quelqu'ait été l'établissement scolaire fréquenté, il n'y eut jamais de bagarres entre nous. Sans doute parce que nous faisions route ensemble, nous avions les mêmes jeux, les vacances nous retrouvaient faisant les mêmes bêtises (oh toutes petites) et les mêmes exploits sur la côte et dans la campagne. Et puis toutes les familles se connaissent. Nul n'ignorait la parenté des uns et des autres. Point de mariage ni d'enterrement sans représentant de chaque famille. Ca en faisait du monde !
Le temps passe et nous voilà en septembre 1939. Déclaration de la guerre : L'invasion allemande est foudroyante. Mes souvenirs sont imprécis quant à la date exacte de l'arrivée des Allemands à Moëlan, mais c'est en 1940. Toujours est-il qu'un jour mon frère revient du bourg, essoufflé et exité : "Je les ai vus, le les ai vus. Ils sont ... ils sont ..." ; il ne trouve pas le qualificatif qui convient : impressionnants. Ils le sont réellement : casqués, bottés, fringants, ce sont les vainqueurs. Quelle allure peuvent opposer à ceux-là nos soldats dans leur tenue étriquée, leur ridicule calot pointu, et par-dessus tout l'inénarrable bande molletière ! Il fallait la trouver celle-là ! Quel cerveau débile d'intendant militaire a pu concevoir cet accoutrement ?
Bref, tout cela a déjà été raconté maintes fois dans les livres. Alors, comment ça se passe à Milriden pendant l'occupation allemande ? Pas de réel boulversement au départ. Nous ne manquons pas de vivres. Ici, chacun a son poulailler, ses clapiers, voire pour quelques-uns sa vache ou quelques chèvres. Certains ont un cochon en élevage chez un paysan ; les potagers nous fournissent les légumes courants. Rares sont ceux qui ne possèdent pas un lopin où cultiver des pommes de terre et du blé, car la pelouse est alors inconnue (Et comme dira plus tard ma belle-mère : "une pelouse ça n'a jamais donné à manger à personne !").
Ce qui peu à peu va commencer à manquer, surtout à partir de 1943, c'est le pain. Les Allemands s'accaparent des céréales et les dirigent sur l'Allemagne. Les boulangers peinent à se ravitailler en farine en quantité suffisante. Ceux qui possèdent un champ de blé envoient clandestinement ce blé à moudre au moulin (pour nous ce sera le moulin de Damany) et fournissent ainsi le boulanger. Mais aussi, gens gâtés que nous sommes, nous avons la côte et donc la pêche. En ce temps-là les hordes de plongeurs morbihanais ne détruisent pas nos fonds et les plaisantiers n'ont pas encore été inventés. On trouve donc de tout en abondance : ormeaux, crevettes, crabes, oursins, et même de délicieux petits poulpes. La modeste bernique elle-même fournit un excellent ragoût, mais le plus souvent nous la mangeons crue.
Les textiles aussi se font rares. Nous sommes peu à peu habillés de choses rapiécées. Les mamans font des efforts d'imagination et de création pour que nous ne paraissions pas trop miséreux. Mais dans le fond, nous les gamins ne sommes pas gênés par notre allure "patchwork" puisque tous logés à la même enseigne.
Ce qui est plus gênant c'est la disparition progressive du caoutchouc et plus de coutchouc, ça veut dire plus de pneus, plus de chambre à air, donc plus de vélo pour aller à l'école. D'ici ça fait tout de même 4 kilomètres ! Mais quand faut y aller, faut y aller ; alors ce sera à pieds. Cette façon nous rapprochera encore plus car au long du chemin nous formons des bandes plutôt gaies et les kilomètres ne nous paraîtrons pas trop longs. Sauf que ce n'était pas si marrant que ça quand il pleuvait étant donné la très mauvaise qualité des impers de cette époque.
Jean Conan vers 1944
En 1944, il s'est passé ici un évènement qui aurait pu terminer tragiquement. Un soldat Russe (je dis bien Russe car les Allemands avaient recruté ce qu'on appelait des "Russes blancs" parce qu'anti-communistes). Celui-ci complètement ivre, titube dans le village, pénètre chez louise et Auguste Le Guern - parents de Raymonde - exige à boire et exhibe un pistolet. Auguste est en mer, Louise est seule avec ses deux fillettes Marie-Louise et Raymonde. Le soldat les fait s'aligner contre le mur de la cuisine. Entre-temps, Maurice Morvan, le boulanger, a entendu les vociférations du Russe. Craignant le pire, il téléphone (il est le seul à posséder un appareil) à la Kommandantur à Moëlan. Laquelle Kommandantur réagit très vite : arrive une sorte de half-track d'où jaillirent un officier et deux soldats allemands. Ils s'emparèrent du Russe et l'assomèrent à coups de crosse. Seulement il a eu le temps de tirer sur Louise et les deux filles. Miracle dû à sa soulographie, les balles se sont logées dans le mur sans les atteindre ! On dit que les Allemands ont abattu le Russe pendant le trajet d'ici au bourg. C'est très vraisemblable.
Pour ma part, un jour de 1944, sur la côte, à gauche quand on sort du port de Brigneau, les Allemands, installés à côté de la digue de Malachappe, me prendront pour cible, faisant éclater la roche autour de moi. Je ne pense pas qu'ils aient eu l'intention de me tuer (ils ne pouvaient pas me rater). Pour eux c'était simplement un amusement car j'entendais très bien leurs rires intelligents ponctués de "yah, yah", de gens satisfaits de leur connerie. Pensez donc : tirer sur un gamin de 12 ans. Je venais sans doute de découvrir l'humour allemand !
A part ça nous avions droit très souvent au défilé de sections allemandes se rendant dans la vallée de Kercanet, au pas cadencé rythmé par de charmants "héili, héilo, ah ah ah", aussi suaves que le chant des bidits zoizeaux Mein herr ! En fait ils allaient tout simplement s'entraîner au tir dans cette belle vallée alors constituée de magnifiqies prairies ; une paysage totalement différent de celui d'aujourd'hui.
Enfin, pour en terminer avec la guerre il faut dire que Milriden était un observatoire privilégié pendant les bombardements sur Lorient entre 1844 et 1945. L'énorme base sous-marine (qui s'est révélée indestructible) était la cible des aviateurs alliés. En dépit de toute prudence nous restions dehors. Les avions de la Royale Air Force succèdent aux forteresses volantes américaines. Les D.C.A. allemandes de Ploemeur et de Lorient ripostent de tous leurs feux. Le spectacle est hallucinant ; ça se passe toujours à la tombée de la nuit. Les bombes qui tombent sur Lorient (qui sera détruite à 100%) et les communes poches (le bourg de Caudan sera anéanti), les chapelets incessants des balles traçantes et éclairantes des D.C.A. forment un feu d'artifice dantesque. C'est aussi un feu d'artifice qui apporte la mort. Des avions sont touchés et nous les voyons aller s'abîmer en flammes dans la mer. Dans ces appareils il y a des Anglais, des Français, des Canadiens, des Américains, tous jeunes, qui meurent pour nous libérer des nazis.
Malgré tout ça, notre petite vie continue à Milriden et ça n'est pas toujours triste. Par exemple, lorque des forains installent un modeste petit cirque en plein carrfour, il fait le plein. Mais aussi une fois par an, généralement en juillet, le grand cirque "Figuier" s'installe sur le terrain de sports à Moëlan. C'est vraiment un grand cirque de vrais professionnels. Plus tard, à la télé, à l'émission "La piste aux étoiles" nous retrouverons des grands numéros que nous aurons applaudis chez Figuier. Revenons à Milriden : régulièrement nous avons la viste "des gens du cinéma". L'écran est un drap tendu au-dessus de la cheminée du bistrot, la salle est comple ; le projectionniste installe sa bande et c'est à la cadence de sa manivelle que nous nous régalons aux facéties de "double Pattes et Patachons" ou aux mésaventures de "Charlot". Bientôt électrifié, l'appareil de projection nous fera pleurer sur le triste sort des "Deux orphelines". Fin de la séance, les gorges sont sèches de tant d'émotions ; il faut bien quelques tournées de cidre pour s'en remettre ...
Et voilà. Peu de temps après la guerre, Phine et Maurice nous quitteront pour aller faire du bon pain blanc tout là-haut. Arriveront bientôt Ernestine et Jean Simon qui travailleront d'abord dans la vieille boulangerie et qui, par leur tenacité et leur courage au travail finiront par être propriétaires des deux maisons. Ils auront bien sûr la chance de ne pas connaître la terrible concurrence des grandes surfaces. Ce ne sera pas pour Christiane et Paul Le Quien qui seront, apparemment, et c'est bien dommage les derniers commerçants de Milriden. Dommage car le commerce était forcément un lieu de rencontre.
Enfin la libération arrive et peu à peu les petites fêtes de village s'organisent. Elles ont lieu sur les"dachenn", c'est-à-dire les communs du village, notamment à Kermeurzac'h et à Kercanet, plus rarement à Kernon. Outre les jeux traditionnels, on fait appel à un accordéoniste et à un sonneur, ce qui entraîne un concours de danse. Les dames y gagnent des rubans ; les hommes une bouteille de vin ou du tabac. Il n'y a pas de fest-noz ; les réjouissances prennent fin dans la soirée.
Mais nous grandissons et il nous faut songer à quitter le logis familial. En octobre 1947, je rejoins l'Ecole des Mousses de la Marine Nationale à Loctudy. A Moëlan et Clohars, (moins à Riec) c'est aini : ceux qui sont ni fils de commerçants ni fils de paysans s'engagent pour la plupart dans la Royale ; d'autres se dirigent vers les écoles d'apprentissage de la pêche, qualqu'uns sont attirés par la Marine Marchande.
Du fait de mes longues absences dûes au métier, je ne saurais dire à quel moment ont été mises sur pied les Fêtes de Milriden qui prennent de l'ampleur d'année en année grâce à l'infatigable organisateur qu'était Arthur Bourhis (le mari de Christiane Bourhis). Il s'occupait aussi des régates de Brigneau et de Merrien. La fête à Milriden se tenait sur le terrain actuel de Sabine mais la route elle-même était carrément occupée. La rareté de la circulation automobile le permettait.