Les Moëlanais
Souvenirs de Moëlanais
Souvenirs de Moëlanais
Un raz-de-marée à Portec
Camille Kerlan
L'histoire racontée ci-dessous a pu se passer vers 1952-53. Je pouvais avoir 6-7 ans. C'est donc un lointain souvenir...
A Portec, rive droite, à l'entrée de la crique du côté océan, il y a une grande roche assez plate qui s'avance vers l'eau, mais domine le niveau moyen de la mer de plusieurs mètres. C'était un coin favori des pêcheurs avec cannes et moulinets, l'endroit idéal pour lancer une ligne, soit plombée, soit munie d'un bouchon. Certains jours, on pouvait y rencontrer une demie-douzaine d'amateurs passionnés. A marée montante, il était bien connu – disaient-ils – que le bar remontait dans la crique. J'ai surtout vu sortir accrochés aux hameçons des poissons avec des noms bien de chez nous : coulazeau (un poisson plein d'arêtes quasi-immanquable de Portec à Port-Chinek et Port-Baly...), vieille, tacaud, aiguillette... Le congre était plus rare, mais il pouvait se faire piéger au bout d'une ligne solidement appatée que l'on avait laissée trainer toute la nuit ; ce poisson était un animal dangereux dont la capture imposait de prendre des précautions afin d'éviter de graves morsures.
Ce jour-là, c'était une fin d'après-midi. La météo était plutôt bonne et la mer n'était pas mauvaise. Il y eut soudain une vive agitation avec des hurlements dans le groupe de pêcheurs (cinq à six, autant que je me rappelle). J'entendis soudain crier : "Job, reste pas là", avant de me sentir aggrippé par une main solide, soulevé sans ménagement et porté jusqu'à l'étage supérieur. Tous les autres eurent juste le temps de nous rejoindre avant que l'énorme vague s'écrase sur les rochers que nous venions de quitter en engloutissant tout ce que nous y avions laissé (matériel de pêche, vêtements, sabots...). Nous étions debout adossés à la paroi rocheuse ; impossible de s'échapper de ce côté. Devant nous, la masse d'eau resta haute et agitée, tourbillonnante pendant un moment, suffisament pour avoir le temps de se demander si elle allait redescendre. Un remous fit s'avancer la mer jusqu'à nous ; l'eau ruissela sur notre rocher, recouvrit le bout de mes chaussures et se retira sans causer de dommages supplémentaires. Nous entendimes la vague rouler sur les galets dans le fond de la crique et, au bruit qu'elle fit, elle nous parut avoir encore beaucoup de force.
Il y eut de nombreux jurons, mais peu de paroles ; il n'y avait rien à récupérer ; tout avait été emporté. Je n'avais pas eu peur n'ayant pas compris ce qu'il s'était passé. Au retour à la maison, il fallut bien expliquer que l'on n'avait plus de canne à pêche et comment on l'avait perdue; on en parla bien sûr dans le village, mais pas plus que çà. Il n'y avait pas eu de noyé, tout le monde était rentré, alors...
Quelques années plus tard, notre maître d'école à Kermoulin, M. Thomas, entreprit de nous expliquer ce qu'était un raz-de-marée, mais il utilisa des mots qui ne nous étaient pas familiers : "effondrement du plancher marin, formation d'une immense cuvette où l'eau s'engouffrait brusquement, reflux générant de puissants remous et des vagues énormes qui venaient se fracasser sur la côte en causant de terribles pertes". Pas facile à comprendre pour ses jeunes élèves ! Etait-ce à un phénomène de ce genre que j'avais assisté à Portec ?