Les Moëlanais
Histoire locale
Détective du 01 janvier 1948
Détective du 01 janvier 1948
MOELAN-SUR-MER de notre envoyé spécial Harry GREY.
Courbée contre la bise, une silhouette de femme,noire avec au sommet de la tête la tache blanche de la coiffe de dentelle, trottine vers la maison isolée qui s'estompe sur le ciel lavé de pluie, dans la grisaille du jour qui baisse. Le regard de la solitaire reflète la peur, une peur qui ne la quitte plus depuisque la camarde a vidé son foyer de ceux qu'elle aimait : son mari le navigateur, noyé en 1940 ; son fils le soldat, tué voici quelques mois dans la brousse, du côté de Haïphong.
Aux rares personnes quelle fréquente, Marianne Bourhis a fait part de ses sombres pressentiments.
- Vous verrez, la mort va me prendre à mon tour ; une de ces nuits on viendra m'assassiner dans mon logis.
Il lui est même arrivé d'ajouter :
- Ce trépas brutal qui m'attend, la sorcière de la lande l'a vu dans ses cartes !
La hantise macabre est encore présente quand, derrière la porte fermée à double tour, l'obsédée a enfin trouvé refuge dans son intérieur propet, confortable, où la table bien cirée voisine avec le petit pressoir à cidre et le rouet. Mais s'il est vrai que la cartomancienne a prédit le drame, elle n'a pas été jusqu'à en indiquer la date, bien sûr, sans quoi, en cette soirée du mercredi 10 décembre, l'habitante de la maison isolée se garderait bien d'ouvrir sa porte à la grande faucheuse, le temps pour celle-ci d'entrer, d'accomplir son oeuvre, et de ressortir en refermant la porte et en emportant la clef.
Ce n'est que quatre jours plus tard, le dimanche matin 14 décembre, que M. Cornou, maire de Moëlan - que des habitants de Kerchiminer ont alerté - vient, accompagné de son adjoint et du frère de Marianne Bourhis, M. Fouesnant, frapper à la porte de la maison isolée. Dans le poulailler proche, les volailles piaillent leur faim. A l'intérieur, on entend un chat miauler plaintivement. M. Cornou élève la voix :
- Ouvrez, madame Bourhis, c'est le maire. Etes-vous malade ?
Pas de réponse. M. Cornou insiste :
- C'est le maire qui vient vous parler de la demande que vous avez faite en vue d'adopter une pupille de l'Assistance.
Toujours rien. M. Cornou enfonce un passe-partout dans la serrure. Dans l'instant où la porte s'ouvre, un chat, poil hérissé, bondit dehors. Dès l'entrée, un curieux spectacle s'offre aux regards des assistants. Sur le sol de ciment piqueté, une pile de vêtements et de linge s'étend en longueur. De dessous cette pile, on voit émerger une main livide, avec une alliance.
- Tonnerre ! fait M. Cornou. Elle est là-dessous !
Des exclamations fusent :
- Regardez, linge et vêtements ont été placés avec méthode sur le cadavre, et non point jetés à la hâte...
- C'est sûremment un crime !
- Tenez, là, des bouteilles cassées, des débris de verre, du sang...
Des chemises recouvrent le corps des pieds aux reins, des robes ont été posées sur le dos et sur la tête. En soulevant avec précaution cette carapace, M. Cornou et M. Fouesnant découvrent la morte, qui est étendue sur le ventre, le visage reposant sur des branchages de fagot.
Le maire de Moëlan vit la main de la morte qui dépassait d'un tas de vêtements
Le maire se penche, l'index pointé.
- Elle porte des marques à la tête, à la figure, au cou...
- Pour les marques de la figure et du cou, fait quelqu'un, c'est sans doute le chat qui a eu faim...
- Oui, mais les marques à la tête ont dû être faites avec une bouteille !
Tout le monde a compris. Il s'agit de faire place aux gendarmes de Pont-Aven.
Première hypothèse : crime crapuleux
Dès le début de l'enquête, une enquête qui, comme toute celles de ce genre, va s'annocer difficile, le fait est amplement démontré de Marianne Bourhis a ét tuée. Les constatations faites par le Parquet, les résultats de l'autopsie pratiquée par le docteur Guyot, de Clohars-Carnoët, ne laissent place à aucun doute. C'est un objet cylindrique qui a produit les marques à la tête ; et un seul tiers a pu cacher le cadavre sous cette pile de linge et de vêtements.
L'adjudant-chef Caroff et ses gendarmes vont et viennent dans la région, multipliant les interrogatoires. Dans leur sillage, suffisamment à l'écart pour ne pas les gêner, je mène mon enquête personnelle, avec, dans la tête, l'idée première qu'il doit s'agir d'un crime crapuleux. Ne me dit-on pas, un peu partout :
- Marianne Bourhis, plus avare qu'Harpagon, avait sûrement de l'argent caché. Au dernier changement de billets, elle en avait apporté pour une centaine de mille francs. D'autre part, elle touchait une pension depuis la mort de son mari, et une délégation de solde de son fils. Sans compter ce qu'elle gagnait en allant en journée...
Mais les enquêteurs ont retrouvé 10.000 fr dans la table de nuit, et, si l'on excepte la porte de l'armoire - qui était entr'ouverte - il n'apparait pas que la maison ait été fouillée à fond par un assassin qui, ainsi qu'on va le voir, avait pourtant tout loisir de le faire.
Directeur de l'école de Keranmoulin, située à environ un kilomètre de la maison de la morte, M. Le Foll me dit :
- Mme Bourhis, désirant accueillir une pupille de l'Assistance, m'avait prié de me charger des formalités. Le mercredi 10 décembre, elle était venue me demander si les démarches avançaient et je lui avais conseillé de patienter un peu. Elle est partie d'ici à 16 heures...
Le fait que la veuve est bien rentrée chez elle avant la nuit tombée semble démontré par l'absence du volet de bois, qu'elle ne manquait jamais d'accrocher à sa porte dès la fin du jour. Son avarice l'incitant à user le moins possible de la lumière artificielle, elle prépare et mange rapidement son repas du soir - l'autopsie révélera que la mort est survenue peu de temps après ce repas - et s'apprête à terminer sa journée, selon son habitude, en ajustant le panneau de sa porte, en se verrouillant à double tour et en se glissant dans le lit.
Soudain elle entend qu'on frappe à la porte.
- Qui est là ? demande-t-elle - car cette inquiète, cette méfiante, n'ouvre jamais sans savoir à qui elle a affaire. Et il paraît établi que la voix de la personne qui va la tuer, appartenait à quelqu'un qui avait sa confiance, sans quoi elle se fût bien gardée d'ouvrir.
Son meurtre accompli, l'assassin, on le comprend, a tout son temps devant lui. Dehors, il fait noir, et l'aigre bise engage les rares passants à presser le pas. Sans hâte, la main qui vient de tuer prend des vêtements et commence à en recouvrir le cadavre.
Vers 19 heures, quand les fillettes de M. Le Foll viendront frapper à la porte pour demander des oeufs, personne ne répondra. Et c'est en vain qu'une des petites essayera de tourner le bouton. En partant, l'assassin aura emporté la clef.
C'est dans le cimetière de Moëlan que le fossoyeur achève de recouvrir la tombe où gît la solitaire de la lande, dont les noirs pressentiments s'étaient malheureusement réalisés.
L'enquête piétine autour du meurtre d'intérêt
Dans ce pays où le retour de Seznec évoque la possibilité de l'erreur judiciaire, où l'affaire des forçats innocents de Ballenc défraye encore les conversations, la rumeur publique y regarde sésormais à deux fois avant de désigner ceux qu'elle prend pour coupables. N'empêche qu'une phrase revient sans cesse :
- La veuve Bourhis était en très mauvais termes avec certains membres de sa famille...
Un informateur me dit mieux. Il me précise :
- Après la mort de son fils, la solitaire de Kerchiminer, pour garder son bien intact, a dû faire des versements à la famille de son mari. Pourtant d'un de ces parents, dont elle a donné le nom au notaire - qui, hélàs ! ne s'en souvient plus - elle lui a dit qu'elle craignait d'être assassinée par cet homme !
J'ai filé chez le notaire, qui a eu un haussement d'épaules.
- Elle ne m'a jamais dit cela. Elle m'a simplement dit qu'elle s'était disputée avec un de ses parents...
Je me suis rendu chez ce parent, un beau-frère nommé Hyacinthe Bourhis, et demeurant à Kermanguy, où, comme de juste, j'ai entendu l'autre son de cloche : à savoir que Hyacinthe Bourhis, un brave homme de bûcheron, incapable de faire le mal, s'était bien rendu chez sa belle-soeur Marianne, en juin dernier, pour y régler à l'amiable une petite question d'intérêt : mais qu'il en était ressorti avec des ecchymoses au visage et aux mains, la veuve l'ayant reconduit à coups de bâton !
D'autre voix chuchotaient :
- Le crime est souvent commis, tout le monde sait cela, par celui qui en profite. Il faudrait voir du côté de M. Fouesnant, frère et unique héritier de la morte...
Ces voix - je n'ose dire ces témoins - insistaient :
- On ne peut nier l'absence d'un motif. Marianne Bourhis était, le fait est notoire, en froid avec son frère, et elle avait annoncé son intention de laisser son bien à une parente avec laquelle elle sympathisait : Mme Bourhis, née Rioual, de Kersauz. A défaut, n'eût-ell pas été susceptible d'adopter cette pupille de l'Assistance qu'elle désirait accueillir chez elle, et dont l'arrivée ne dépendait plus que de l'enquête administrative, dont l'acceptation lui avait été signifiée - ô dérision ! - par une lettre glisée sous la porte le jeudi 11 décembre, alors que depuis près de vingt-quatre heures elle gisait, glacée, de l'autre côté du seuil !
Je me suis rendu chez M. Fouesnant, et j'ai trouvé, là aussi, un rude travailleur, qui affirme se contenter de ce qu'il a et ne rien demander aux autres. Tournant vers moi sa tête de brave homme, il se montre tout prêt à faire le point.
- Ma soeur Marianne avait, comme tout le monde, ses qualités et ses défauts. Elle était travailleuse et propre, avare et de caractère agressif. Nous n'étions pas en dispute ; nous ne parlions pas, voilà tout. Pour vous donner une idée de la bizarrerie de son caractère, elle n'avait pas voulu venir au lit de malade ni au lit de mort de notre père...
Je hasarde :
- C'était tout de même votre soeur. Vous connaissiez ses habitudes, ses fréquentations. Avez-vous une idée concernant l'assassin ?
Il n'en a pas la moindre idée. Ce crime le surprend, dit-il, comme une chose inattendue. J'insiste :
- Pourtant, vous n'ignorez pas que votre soeur redoutait d'être tuée. Elle le disait partout.
- Est-ce qu'on croit à ces choses-là, coupe t-il, surtout quand elles sont dites par une personne qui a mauvais moral ? Affectée par la mort de son mari, puis par celle de son fils, ma soeur parlait aussi de se suicider...
- Mais elle ne s'est pas suicidée. Elle a été tuée.
- Bien sûr, mais pour ce qui est de moi je ne vois pas qui a pu faire le coup, sans quoi vous pensez bien que je n'hésiterais pas à dire toute ma pensée aux gendarmes. Plus vite l'assassin sera arrêté, mieux cela vaudra pour tout le monde.
Je ne sais rien, dit la cartomancienne
Déjà, en effet, la peur règne sur la lande. Dès que vient le soir, dans les maisons isolées, on se verrouille, on se barricade, on s'arme.
J'ai été voir la cartomancienne, la "sorcière", comme disent certains. Elle était occupée à faire les cartes à deux jeunes femmes qui se sont enfuies à mon approche.
- Laissez-moi tranquille, me dit-elle. Les gendarmes m'ont questionnée. Je n'ai rien pu leur faire connaître, sauf que j'employais de temps en temps Marianne Bourhis comme femme de journée...
- Et que vous ignoriez qui l'a assassinée ?
- Bien sûr. Comment le saurais-je ?
La tireuse de cartes s'appelle Mme Guillou, et, à en croire les gens d'ici, elle aurait déjà subi, pour de menus délits, tout un lot de condamnations. J'essaye de lui faire dire si oui ou non il est exact qu'elle ait prédit à Marianne Bourhis qu'elle mourrait assassinée. Mais je n'obtient qu'une réponse évasive.
- Avant tout, cette pauvre femme, je la plaignais à cause des malheurs qui l'avaient frappée.
La "sorcière" s'exprime très rapidemment, en parlant moitié français moitié breton. Il n'est pas aisé de la comprendre. Elle bredouille :
- Vivant seule dans cette maison isolée, Marianne Bourhis était à la merci d'un mauvais coup, d'un rôdeur...
- Cela va de soi. Mais elle accueillait de temps à autre du monde. Vous, par exemple, vous alliez bien chez elle pour lui lire les lettres qu'elle recevait et qu'elle ne pouvait lire elle-même, puisqu'elle était illettrée ?
- Ce n'est pas moi, c'est ma fille, qui est justement là, dehors.
La fille de la cartomancienne reconnaît avoir servi de lectrice à Marianne Bourhis.
Je demande :
- Voyons, sur la table de la cuisine, on a trouvé une lettre venant d'Indochine et contenant la photographie de la tombe du soldat. Cette lettre, c'est vous qui l'avez lue à la veuve ?
- Oui, c'est moi.
La réponse est franche, nette, sans bavure. La jeune fille me regarde droit dans les yeux.
- Les gendarmes m'ont interrogée moi aussi, me dit-elle. Je n'ai rien pu leur dire, ne sachant rien et ne soupçonnant personne.
Au détour d'un chemin creux, un homme m'aborde.
La conspiration du silence
- Avez-vous parlé à Mme F... ? me demande-t-il.
- Mme F... ? Connais pas.
- Vous prenez la route de Doëlan, et sur la gauche, après avoir dépassé le carrefour du Boulanger, vous prendrez à travers champs en vous orientant sur une petite maison blanche...
- Merci.
Je n'ai trouvé au gîte que la fille de Mme F... Elle m'a dit que sa mère avait accepté, certains soirs où la veuve Bourhis avait davantage peur que d'habitude, de passer la nuit chez elle.
- En dehors de cela, ai-je remarqué, ni vous ni votre mère ne savez rien ?
- Rien.
- N'y a-t-il pas eu, certain soir, une dispute...
- Je l'ignore.
C'est comme cela partout. De sorte qu'à l'heure où j'écris ces lignes, le mystère de la maison isolée de Kerchiminer n'est pas encore éclairci.
Mais peut-être est-il bien près de l'être...
J'ai dans l'idée que l'adjudant-chef Caroff et ses hommes que j'ai vu parcourir la campagne à longueur de journée, sans relâche, se sont d'ores et déjà fait une opinion.
L'hypothèse du crime crapuleux, comportant un assassin qui, après avoir tué, aurait fait main basse sur une certaine somme d'argent, ces enquêteurs ne l'ont pas exclue...