Histoire
Guerre 14-18
Le Petit Parisien - 1918
COMMENT TREMBLEZ FUT ARRÊTÉ DANS SON CASTEL DE BRETAGNE (DE NOTRE ENVOYE SPECIAL)
Quimperlé, 1er mars.
Dans la matinée de vendredi dernier, des inspecteurs de la sûreté générale, arrivés discrètement la veille à Moëlan, se rendaient au château que Marcel Tremblez, propriétaire-agriculteur, âgé de trente-sept ans, possède sur le territoire du Guilly, en Moëlan. Après avoir signifié au riche châtelain les raisons de leur visite, les policiers procédèrent en sa présence, dans les nombreuses pièces de l'immeuble, à une perquisition en règle, qui amena la découverte d'un certain nombre de papiers et de documents qui, dit-on, sont de la plus haute importance.
Cette opération terminée, les inspecteurs de la sûreté signifièrent à Tremblez le mandat d'amener qu'ils étaient chargés d'exécuter contre lui. Après un bref interrogatoire d'identité devant M. le juge d'instruction de Quimperlé, l'inculpé, encadré par les policiers, quittait sa somptueuse demeure et prenait, à sept heures du soir, le rapide de Paris. L'arrestation inattendue du châtelain Marcel Tremblez, dont les causes exactes demeurent encore mystérieuses pour la plupart de ceux qui furent les témoins des moindres actes de la vie du gentilhomme campagnard, qu'il mena deux années durant dans son beau domaine du Guilly, a provoqué le plus vif émoi parmi la population de toute la région quimperloise.
Les commentaires vont leur train et, de Moëlan, Pont-Aven, à Lorient à Concarneau, où séjournait régulièrement encore Mme Tremblez, mère, il n'est question que des motifs qui ont pu déterminer les opérations judiciaires de vendredi dernier, et du départ immédiat du Guilly, en compagnie de sa femme, de Marcel Tremblez, encadré par deux inspecteurs de la sûreté générale, sous l'inculpation d'espionnage, en exécution d'un mandat d'amener du parquet de Dijon.
LE DOMAINE
Un petit tortillard d'intérêt commun, qui serpente à travers la vallée couverte de givre coupée de landes arides et rocailleuses, parées çà et là de maigres buissons d'ajoncs, alternant avec les boqueteaux et les taillis, où des hêtres tremblent près des chênes, m'a conduit, hier matin, au château de Moëlan.
Le castel, qui fut jadis le manoir orgueilleux du farouche Hervé de Juch, n'est plus aujourd'hui qu'une gentilhommière sans grand style, long bâtiment en briques claires, flanqué de vieillies tours, gainées de lierre, casquées de toits d'ardoise, en poivrière.
Autour des dures assises de granit de la vieille demeure, le domaine s'étend sur deux cents hectares de prés et de bois, au milieu desquels un ruisseau déroule paresseusement ses méandres, avant d'aller, tout près de la mer, porter au Belon le maigre tribut de ses eaux. C'est là que, vers la mi-juillet 1916, Marcel Tremblez vint se fixer avec sa femme, née Renée Dupont, et leur fils, le petit Michel, un bambin de quatre ans.
LA VIE DE CHATEAU
Une cuisinière et deux femmes de chambre, auxquelles fut adjointe une institutrice, les accompagnaient et, depuis la même époque, s'installèrent avec eux au château.
Peu désireux d'avoir des relations et de recevoir, Marcel Tremblez, qui donna l'impression d'être peu communicatif, confia cependant, aux rares personnes reçues au Guilly, que, dégagé de toute obligation militaire à la suite d'une réforme lorsqu'il était cuirassier, il avait conçu le projet de se consacrer tout entier à l'exploitation intensive de son domaine. Sur son initiative, des travaux agricoles
considérables ne tardèrent point à être entrepris, nécessitant une main-d'œuvre telle, que le châtelain dût bientôt avoir recours à l'aide de travailleurs allemands qui lui furent fournis par un camp de prisonniers voisins. Une équipe de vingt Boches séjourna durant plusieurs mois dans une des fermes du château.
MYSTERIEUSES RANDONNEES NOCTURNES
Après la mise en valeur de ses terres, la chasse et l'automobile constituèrent les seules distractions de Tremblez. On le vit ainsi, solitaire, durant des semaines entières, courir sans compagnon les bois pendant le jour, suivi de ses chiens, et ne rentrer au Guilly que le soir venu, ouvrir son garage et partir toujours seul pour de longues randonnées en automobile vers des destinations inconnues elles ne prenaient fin que fort tard dans, La nuit. A la longue, ces sorties mystérieuses intriguèrent. L'essence devenant de plus en plus rare et faisant même défaut pour les besoins domestiques, dans la plupart des ménages de la région, on s'étonna que l'énigmatique châtelain pût aisément se ravitailler en carburant, pour continuer, avec la même régularité, ses courses nocturnes habituelles.
Les suppositions les plus diverses furent émises. De Belon à Moëlan et à Quimperlé, dans toute la vallée de Guilly, j'ai cherché patiemment auprès de tous ceux qui furent au courant des agissements de Tremblez, les faits criminels qui peuvent ici lui être reproché.
La présence fréquente de sous-marins allemands sur les côtes de Bretagne, l’audace déployée par certains équipages des pirates pour se ravitailler avaient déjà conduit l'autorité militaire à prendre, depuis quelque temps, des mesures très rigoureuses pour la surveillance de certains personnages suspects. Il est aisé de comprendre, dans de telles conditions, à quel point l'arrestation de Marcel Tremblez survenue sur ces entrefaites, peut, à juste titre, intriguer les Quimperlois.