Histoire
Guerre 14-18
Le Petit Parisien - 1918
LOUIS BRODIER SERAIT TOUT AUTRE CHOSE QU'UN COMPTABLE
C'est à son domicile, rue Cavalotti. que le comptable Louis Brodier a été arrêté. Sa femme, que nous avons vue hier soir, n'est pas encore revenue de la surprise que lui a causée cet événement, imprévu et inexplicable, déclare-t-elle. Mon mari n'est pas comptable, comme l'indique la police, il est agent, employé au 2e bureau du ministère de la Guerre, c'est-à-dire au service du contre-espionnage, où il a été sous les ordres du capitaine Ladoix. Il n'a jamais fait qu'obéir aux ordres de ses chefs. Que peut-on, en conséquence, lui reprocher ? De s'être rendu a l'étranger? Mais il n'y est allé que par devoir, avec des passeports régulièrement délivrés. Aussi espérons-nous qu'il sera bientôt remis en liberté.
L’« ANTIQUAIRE» HENRY JAY EST UN MYSTÉRIEUX PERSONNAGE
(DE NOTRE ENVOYE SPECIAL A DIJON)
La belle, ancienne et pacifique cité de Dijon ne se doutait guère, ces jours derniers, et ce matin encore, qu'il y avait « une affaire de Dijon ». Elle ne savait même point qu'il y avait un certain Henri Jay. Le secret, il faut le dire, avait été scrupuleusement gardé par tous. Le procureur général, pourtant si affable et si charmant causeur, jurait ses grands dieux qu'il n'y avait pas plus d'inculpé du nom de Jay qu'il n'y a de moutarde en broche. Le juge d'instruction, qui est la courtoisie même et qui se flatte d'aimer beaucoup les journalistes, ne savait rien non plus. Il savait moins que rien, moins que rien de rien, et très gentiment, il demandait à ceux qui l'interrogeaient si, eux, ils savaient quelque chose.
En ville, Jay était l'inconnu, l'inconnu intégral. On ne parlait que d'une affaire, d'une toute petite affaire, celle d'un toqué qui s'était fait passer pour un de nos as les plus illustres. Mais Jay?. Personne n'avait entendu parler de cet homme. Il y a pourtant quelque chose comme vingt ans qu'Henri Jay habite Dijon mais il ne s'était point sans doute fait spécialement remarquer par ses vertus. Le tout est de savoir si l'on n'aurait point dû le remarquer davantage à cause de ses péchés. Jay habitait près de la gare, dans une petite rue silencieuse qui s'appelle la rue Bénigne-Frémiot, au numéro 9. Il occupait là un appartement plus que modeste, au premier. Il est marié, et sa femme réside toujours à cette adresse. Les voisins, du reste, disent le plus grand bien de Mme Jay, qui est, presque, aussi travailleuse que rangée et économe.
Comme me disait cette brave femme, une épicière : « je vous assure bien, monsieur, que c'était un ménage modeste. Ils achetaient tout chez moi et ça ne faisait pas grand'chose à la fin du mois ».
- Alors, madame, vous connaissiez bien M. Jay ?
- Lui? Non. Je le connaissais de vue, naturellement, mais il n'achetait jamais rien lui-même.
Dans le quartier, la réponse est partout la même. On ne connaît pas M.Jay. Evidemment, il ne se liait pas volontiers et il serait à souhaiter qu'il ne se fut pas lié davantage avec l'ennemi. Un camionneur habite dans la maison contiguë à la sienne. J'entre. Je trouve un cocher en train de manger un excellent lard aux choux.
- C'est bien à côte, n'est-ce pas, qu'habite M. Jay ?
- M. Jay ? C'est pas un gros rouge, avec des moustaches ?
Oui C'est lui, me dit le brave homme. Eh bien! oui, il habite là. Vous le connaissez ?
- Je le rencontre tous les jours depuis dix ans. Je le connais donc mais sans le connaître. Jamais je ne lui ai parlé, bien sûr. Est ce qu’il y a quelque chose ?
Ici dans le quartier, on n’est même pas bien sûr encore qu’il soit arrêté. On l'a vu l'autre vendredi venir chez lui avec deux messieurs. Il est ressorti avec « ces deux messieurs ». On ne sait rien d'autre. Courtier en toutes choses et même en poker, on ne sait pas non plus de quoi vivait Jay. Il y en a qui prétendent qu'il est antiquaire. Mais pour être antiquaire, il est assez nécessaire d'avoir une boutique, de pouvoir caser quelque part les antiquités que l'on achète ou que l'on vend. Jay n'avait point de magasin, si ce n'est son minuscule appartement. Il y en a aussi qui disent que Jay était courtier. Il figure avec cette profession sur le bottin de la ville. Mais un courtier fait des courtages, personne ne se souvient d'avoir reçu des offres quelconques de ce courtier si discret. On le voyait parfois passer dans les rues. C'est tout. C'est un gros homme, gras et fort, qui portait le plus souvent une vieille jaquette et qui possédait une chaîne de montre à laquelle pendaient trente-six médailles, larges comme des pièces de cent sous. Qu'a-t-il fait ? A moins d'accueillir n'importe quel racontar, qui peut le dire à cette heure ? Ce que l'on sait, c'est qu'il est le moteur en quelque sorte de toute la nouvelle affaire. C'est lui que la brigade mobile a le premier soupçonné et surveillé. Ce sont les habiles et discrètes recherches effectuées autour de lui qui ont permis de découvrir Tremblez, Guiliier, Suzy Depsy et les autres.
Du valet, on ai pu remonter aux maîtres, car il est très vraisemblable que le rôle de Jay dans l'affaire n'a pas été un rôle de premier plan. Jay voyagerait beaucoup. On ne s'étonnait point, il était courtier. Il était joueur. Cela se savait un peu. On savait qu'il rentrait parfois tard chez lui. On lui prêtait des fréquentations suspectes et on le soupçonnait vaguement d'intervenir dans d'ignobles trafics. Mais, à vrai dire, on ne s'inquiétait pas beaucoup de lui.
Henry Jay va être transféré incessamment à Paris, le juge d'instruction de Dijon s'étant déclaré tout disposé à se dessaisir de l'affaire, au profit de l'autorité militaire. C'est donc à M. le capitaine Bouchardon qu'il devra fournir quelques éclaircissements sur sa vie si mystérieuse et si vagabonde. Nous saurons si Henry Jay, courtier, qui apparemment ne vendrait rien, a voulu vendre sa patrie.
Maurice PITAX.