Histoire
Guerre 14-18
Le Petit Parisien - 1918
SUZY DEPSY ET SON MARI
Au moment même où l'on procédait à l'arrestation du châtelain breton, le bruit commençait à circuler, dans Paris, de la disparition mystérieuse de Mme Suzy Depsy, l'artiste du théâtre Sarah-Bernhardt. Depuis trois jours, elle n'avait point reparu au théâtre où elle tenait un rôle dans les Nouveaux riches. Au domicile particulier de l'artiste, 48, avenue Charles-Floquet, on déclarait qu'elle avait quitté brusquement le coquet appartement dans lequel elle vit seule et qu’elle avait rejoint un personnage qui l'attendait dans l'avenue. Depuis ce moment, on ignorait ce qu'elle était devenue. On parla d'enlèvement. C'en était un, en effet, mais il avait été opéré par la police.
Suzy Depsy de son vrai nom Suzanne Lechevallier, une des maîtresses de Tremblez, que la justice accuse d'être sa complice, en dépit de ses protestations d'innocence, a longtemps habité Dieppe, avec sa mère. Elle y apprit le chant, puis vint à Paris. C'est à la Renaissance, dans les Roses Rouges, de Romain Coolus, que cette artiste assez médiocre aborda, pour la première fois, la scène. Au même théâtre, elle remplit un rôle dans l'Occident, puis elle passa aux Variétés, où elle parut dans les Merveilleuses et plus récemment dans Moune. On la vit aussi à la Cigale, puis au Gymnase, où elle joua le rôle de la commère dans la revue A ta Française, de Bayer. Au théâtre Sarah-Bernhardt, Suzy Depsy recevait presque chaque soir, dit-on, dans sa loge des officiers français, anglais ou américains, qu'elle rencontrait dans un thé à la mode. Dernièrement, Tremblez se présenta inopinément pour la voir. Apprenant qu'elle se trouvait avec un officier, le châtelain du Guilly se fâcha et exigea le départ immédiat du visiteur, qui dût s'incliner.
L’ « ORTHOPEDISTE » EMILE GUILLIER
L'époux de Suzy Depsy, Emile Guillier, est originaire de Dijon. Il habitait également avenue Charles-Floquet, mais au cinquième étage, alors que sa femme occupait le premier. Les époux communiquaient au moyen d'un téléphone.
Guiliier n'était pas un inconnu pour la justice. Il géra, jadis, sans diplôme, une pharmacie, rue Richelieu, ce qui lui attira quelques désagréments. Il abandonna alors cette profession pour devenir manager de boxeurs réputés. Il fut successivement celui de Sam Mac Vea et de Marcel Moreau. Depuis trois ans, il était employé, aux appointements de francs par mois, à la manufacture française d’orthopédie Durand et Boyer, rue de la Mare, actuellement dirigée par M. Besombe, dont l'associé M. Lehmarm est mobilisé. La manufacture, qui occupe 13 ouvriers, travaille pour l'armée.
Guillier était en sursis d'appel et voyageait pour effectuer les livraisons de la manufacture. Il partait le mercredi matin, soit pour Rennes, soit pour Clermont-Ferrand, et ne rentrait que le samedi soir. C'était, dit-on, un bon employé.
Le jeudi de la semaine dernière, deux policiers descendirent d'auto rue de la Mare, en face des ateliers où Guiliier est employé et demandèrent à en voir le directeur. Ils le questionnèrent sur Guillier qui, à ce moment, passait une visite à la caserne de Reuilly. Les policiers se transportèrent à la caserne et en revinrent avec Guiliier rue de la Mare. Ils perquisitionnèrent dans son bureau (dont le tiroir était toujours ouvert), et y saisirent quelques papiers. Guillier se borna à dire « Je ne sais pas pourquoi l'on m'arrête ».
Cette arrestation n'étonna cependant pas, outre mesure, son patron. Celui-ci avait appris que son employé avait été mêlé à l'affaire dont l'aviateur Navarre fut le héros. Mais Guillier avait bénéficié d'un non-lieu. A diverses reprises, M. Besombe avait dû relever les propos pacifistes tenus par Guillier en sa présence, propos qu'il supportait d'autant moins facilement que lui-même a été au front pendant trente-six mois et n'est démobilisé que depuis quelques semaines. Un jour, excédé et indigné, il l'invita nettement à ne plus agiter ces questions devant lui, et Guiliier se le tint pour dit. D'autre part, Guillier avait tenté de lui faire vendre à un prix fortement exagéré une certaine quantité de bois par un de ses amis, nommé Eudeline, qui fut, avant la guerre, un entraîneur connu dans le monde du « noble art ». Pour toutes ces raisons, M. Besombe, tout en appréciant les qualités professionnelles de son employé, ne l'avait pas en grande estime et songeait, depuis déjà quelque temps, à se priver de ses services. Il avait même fait part de ses intentions à son associé, M. Lehmann.
Quel rôle les cinq inculpés qui viennent d'être mis à la disposition du capitaine Bouchardon ont-ils joué dans cette affaire d' « intelligences avec l'ennemi » qu'on leur impute ? Quelle est exactement cette affaire ? C'est ce qu'on ne saurait tarder à savoir.