MEMOIRES ET PHOTOS DE MOELAN

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Vie artistique à Moëlan

Quintrec

1926-2008

Jean-Yves Erhel

 

Charles le Quintrec à Moëlan
"Ici, je suis maintenant chez moi"

Charles Le Quintrec...


QuintrecCinq localités, à ma connaissance, ont donné son nom à une rue. Plescop, la première, dans le Pays de Vannes. Primauté bien naturelle puisque c'est là que le poète est né, en 1926, dans une famille d'une absolue pauvreté. Son père ne savait ni lire ni écrire. Il l'évoque souvent dans son journal :

 

     "Il me regardait écrire. Pour lui, dans tout ce travail il y avait un mystère. Il aurait donné des années de sa vie pour savoir ce que tant de signes pouvaient bien vouloir annoncer pour moi. Lui, était né dans une prairie parmi des génisses. Tout enfant il avait dû se rendre utile. Garder les troupeaux de son parrain et, chaque jour, rallier Plescop afin d'y acheter une livre de farine de blé noir (...) Il savait greffer un arbre, couper un cheval, embricoler une vache, capturer un renard. Il savait tirer de la terre assez de substance pour nourrir sa famille et cela valait encore mieux que tout le reste.
      Dans mon bureau de Moëlan-sur-Mer, sa photographie fait pendant à celle de maman dont on sait la place qu'elle occupe dans mon souvenir, mais je n'ai pas moins d'affection pour notre Jean-Marie. Je le regarde souvent. Souvent je lui parle. Son air est d'être douloureux, pas encore sorti tout à fait des vieux chemins et toujours inquiet de l'avenir."

 

QuintrecDe sa mère, il dit dans un poème plein d'une émotion tendrement contenue :

"Ma mère ne sait pas jouer du piano
Les épingles du vent d'hiver percent son châle
Elle a pleuré d'être sans feu et sans étoile
Et pauvre, elle a mis le bon Dieu dans ses travaux.

Aujourd'hui, épuisée, elle dit ses matines
Au lit. Elle aime tant son long chemin de croix
Qu'elle rit en songeant aux peines d'autrefois
Humble dans ses douleurs et dans sa pèlerine."

 

Charles Le Quintrec dans son bureau à Kerhuiten

 

Cinq localités, donc. Moëlan-sur-Mer est absente du peloton des cinq... Pourtant c'était son point d'ancrage essentiel. Il disait de sa maison de Kerhuiten : "C'est ma thébaïde". Et il avait toutes les raisons d'en être fier : c'est le succès de son quatrième roman, Le mur d'en face (1965), qui avait permis au poète de s'installer ici "entre le ciel couleur du monde et la blonde pluie de la Cornouaille". Car, disait-il, " le poète n'est pas entendu. Le romancier a  plus de possibilités que le poète. Pour faire passer la poésie dans l'âme du peuple, il faut un grand roman – qui dise la même chose."

 

Sa maison

     Kerhuiten, c'était son oxygène, le monde idéal dans son "jardin de curé" :

    "Dans notre jardin de curé où les lilas sont en fleurs, il y a assez de place pour une table et quatre chaises et assez d'ombre sous les feuillages pour laisser courir l'imagination. Ces quelques acres sont toute ma terre et il serait ridicule que j'y tienne plus qu'à la fleur de mon chapeau. Pourtant, lorsqu'arrivant de Paris je pousse la barrière de cet humble domaine, je suis chez moi au point que les oiseaux me reconnaissent et m'acceptent même si je les dérange sur leurs œufs. Pour le temps que ça durera, je possède ici ce que mes parents n'ont jamais eu et toujours rêvé d'avoir."

 

 

Sa maison à Kerhuiten

 

     Son "jardin de curé"... Je crois bien qu'il n'y a jamais planté que cette table et ses quatre chaises car, en dépit de ce qu'il prétendait être son "hobby" dans certaine édition du Who is who, je n'ai pas souvenir de l'avoir jamais vu besogner sa terre...

 

     D'emblée, il avait pompeusement baptisé "bureau" ce qui n'était encore que le grenier. Mais au fil du temps, le grenier se fit effectivement bureau :

     "Mon bureau est en place. C'est, dans une pièce de trente mètres carrés, une table de chêne plus stable que le régime [politique], des chaises sans ornements, quelques tableaux et une armoire dans laquelle j'imagine qu'on peut enfouir une vie.
     Ici, à Kerhuiten, je suis maintenant chez moi. Après des décennies de lutte à la limite de la misère, me voici sur mon rocher. Jamais (...) je n'aurais pu m'imaginer dans un espace privilégié au milieu de livres et de meubles que j'aurais choisis et qui m'auraient choisi plus encore.
     Trente mètres carrés de bureau – j'en ai honte ! – c'est plus que n'en a Sakharov, qui vaut mieux que moi, pour lui, sa femme et le ménage de sa belle-fille" [décembre 1981].
     "J'y travaille loin des tumultes" [juin 1991].


Kerhuiten, c'était quatre ou cinq fois l'an l'échappée hors de l'étouffoir parisien où le journaliste puis chroniqueur littéraire d'Ouest-France était enclos : "Paris m'attire et me rejette."
KerhuitenKerhuiten, c'était l'écriture, naturellement, la lecture, une abondante correspondance, mais c'était surtout le cocon familial et les amis.
Violette, l'épouse discrète, tricote ou s'adonne au crochet près de la fenêtre. Discrète, mais attentive. De certain visiteur, que j'imaginais pourtant inclus dans le premier cercle des amis, elle me dira, péremptoire : "c'est un c...", sans l'artifice de mes points de suspension. Leurs filles, Jacqueline ("Cocotte") et Françoise ("Fanfan"), s'occupent en silence. Pour les amis, Le Quintrec c'est tout bonnement "Charlie"; les amis, donc, sur les bancs de part et d'autre de la longue table écoutent Charlie, car Charlie est un bavard impénitent et lorsqu'il entreprend de leur lire l'œuvre en gestation, cela peut prendre du temps...

 

     Dans cette pièce du rez-de-chaussée qui jouxte la cuisine, Charlie et ses visiteurs oubliaient allègrement, près de l'imposante cheminée, l'horloge... qui se rappelait cruellement à lui lorsque, l'été surtout, ses filles avaient quitté les lieux pour repartir chacune de son côté : " Nous nous retrouvons avec le tic-tac de la vieille horloge. On ne l'avait plus entendu tout au long de ces semaines, mais le voici plus que jamais appliqué à découper le silence."

 

Allée à Kerhuiten

 

     La cheminée tenait lieu de corbeille à papier – or, chez Charlie, on s'en doute, le papier était abondant. Et sur cet amas de papiers trônait une admirable bûche, "la" bûche. Car cette bûche, qui attendait son heure de gloire – la flambée de Noël – avait une histoire. Retour aux temps obscurs de l'enfance miséreuse et lumineuse : "Pas de sapin de Noël – nous le devons aux Allemands –, pas de crèche – nous étions bien trop pauvres pour nous payer des santons –, mais une énorme bûche dans la cheminée que mon père avait rangée dans la grange depuis des mois pour qu'elle nous réchauffe pendant toute la nuit merveilleuse. Sainte, sainte enfance, qui me rattache à tant de souvenirs, sainte enfance que je dois à ce Dieu qui m'était frère, et à mes parents qui savaient si bien le remplacer à mes yeux."

Parmi les visiteurs il y a des voisins, comme Gérard Le Gouic venu de Quimper, ou le peintre André Even ("Dédé Even de Pont-Aven"), ou Benoîte Groult et Paul Guimard venus de Doëlan, mais aussi Hervé Bazin (salué bien bas par ceux qui le reconnaissent se promenant en forêt de Carnoët mais ignorant Le Quintrec qu'il accompagne). Ou encore Michel-Ange Bernard-Fort, le propre fils d'Émile Bernard, fondateur de l'École de Pont-Aven avec Gauguin.

 

     Mais son ami le plus sûr est encore le silence...

     "Le silence.
      "A deux kilomètres de la mer, notre campagne est riche de cela. C'est un luxe. Maintenant que les moissonneuses se sont tues, on n'entend rien d'autre que l'aboiement d'un chien ou le chant d'une poule délivrée de son œuf. Parfois aussi, comme une plainte d'âme enchaînée, mais c'est la "vache" de Brigneau qui prévient que le temps va se gâter. S'il n'y avait de loin en loin le passage d'une voiture, on pourrait se croire non pas dans le passé, mais à l'abri du temps."

La vie, à Kerhuiten, c'est aussi d'infatigables parties de boules chez Marie-Louise, au port de Brigneau. Sans être nullement ce qu'il est convenu d'appeler un "mauvais joueur", Charlie était incontestablement de ceux qui n'aiment pas perdre.
C'est encore un Côtes-du-Rhône (ah, son "pichtegorn" !) au comptoir de Janine à Moëlan : "C'est vrai, j'aime bien boire. Je préfère un bon bourgueil à une bouteille de pisse. Je pourrais aussi donner des noms de whiskies à quelques-unes de mes planètes préférées. Mais je n'aime pas les ivrognes, et les gueules saoules m'emmerdent. Mais il arrive qu'un homme hardiment pris de vin dise dans un café, dans une auberge, avec des gestes qui le grandissent, les mots de l'humaine vérité. Je suis très attentif à celui-là. Jusque dans sa déchéance, je le trouve plus digne de mon amitié que les esprits secs et froids, terriblement calculateurs et bourgeois, qui prétendent vouloir juger et régenter le monde."

C'est aussi la bonne chère chez Fernand Guyard, à l'auberge de Toulfoën... où il aurait pu avoir son couvert comme les Goncourt chez Drouant. Et les promenades, par les champs et les grèves, de Kermeur-Bihan au pont du Guilly, par exemple, entrecoupées de longues haltes et d'autant de discours...
Mais la promenade nourrissait toujours la réflexion du poète. Sur un sentier dominant le Belon, une photo prise par Violette le montre, tout sourire sous son chapeau de paille, enlaçant notre fils de 10 ans à nos côtés. Était-ce vers cette amitié que nous avons toujours fidèlement cultivée que ses pensées le portaient alors ? En tout cas, c'est ce quatrain qu'il a ajouté un peu plus tard à ce souvenir, de son écriture si caractéristique, un brin saccadée, comme frémissante :

Les amis retrouvés sont deux fois des amis
On les a reconnus aux vertus du silence
Qui permettent souvent de mesurer la chance
De tout ce qui rapproche et bientôt réunit.

 

     Car Charlie tenait l'amitié pour une vertu cardinale et mon intime conviction est qu'il jugeait les êtres à la façon dont ils en usaient... ou mésusaient. Tout manquement à l'amitié lui était insupportable, l'écorchait vif, constituait un péché sans espoir de salut. "On me dit que j'ai des ennemis, assurait-il. Tant pis pour eux. On peut me prêter toutes les qualités, faire la somme de mes défauts, on ne saura jamais ni de quel bois je me chauffe, ni par quelle écorce je résiste."

Je crois bien, cependant, pour l'y avoir si souvent accompagné, que l'échappée favorite de Charlie c'était tout de même la balade sur les rochers de Portec, qui l'attendaient au bout de la route : "Je vais me faire aménager une balancelle au-dessus de Portec. De cette chaise de granit, comme Sarah Bernhardt à Belle-Île, j'enseignerai les mouettes et les cormorans."

     "Je cours les routes comme un vagabond, confessait-il. Je vais à la mer, non pour la contempler – foin de ces sentimentalités-là ! –  mais pour essayer de vivre à son rythme (...) On me voit aussi en pleine forêt (...) Je suis dans les chemins creux comme un homme de mauvaise part et, si Violette ne m'accompagnait le plus souvent, je crois que je prendrais racine, à cheval sur une cressonnière.
     "On vous a vu!"... Voilà ce que me disent les gens de par ici, scandalisés de toute cette longue marche qui ne conduit à rien ni à personne (...) Mes itinéraires sont répertoriés. "On vous a vu !"... Ils sont heureux de me le dire et de me faire comprendre que cette manie bohémienne d'aller à l'aventure n'est pas digne d'un homme qui passe pour avoir réussi à Paris."

 

Portec

Plage de Portec

 

     Grand Prix international de poésie, Grand Prix de poésie de l'Académie française, Grand Prix de la Société des Gens de Lettres, Prix Max Jacob, Prix Apollinaire, Prix Saint-Simon, Prix Goncourt de la poésie, Chevalier de la Légion d'honneur, Officier de l'ordre national du Mérite, Chevalier des Arts et Lettres... il n'a pourtant jamais été convaincu d' "avoir réussi", au sens où tant d'autres l'entendent. Quant à Paris, il lui fallait bien admettre qu'il se devait d'y être, à son corps défendant : "Par rapport à notre monde de Moëlan, Montparnasse est une autre planète. J'arrive d'un pays de prairies et de champs – avec la mer derrière la haie – pour replonger dans un merdier hallucinogène."

Car Parisien, il ne l'a jamais été vraiment, même si son gagne-pain l'enchaînait à la capitale. D'ailleurs, revenu dans son "Arcadie" moëlanaise, il raille ces Parisiens envahisseurs que sont les "tourissiens" : "Sur les routes, quand ils dépassent les piétons que nous sommes, ils triomphent de notre lenteur à coups de klaxon et leurs enfants, assis sur les banquettes arrière des voitures rutilantes, se retournent pour nous dévisager et nous tirent la langue. Cette engeance écraserait le Christ sur le chemin d'Emmaüs."

De sa "thébaïde" moëlanaise, il a écrit: " Si Dieu le veut, c'est ici que je vieillirai dans mes livres. C'est ici que j'écrirai jusqu'au jour de ma mort qui viendra douce, comme une délivrance et sans que j'aie soupçon d'un trépas si facile. Ainsi, j'aurai accompli ma vie et l'aurai quittée sans drame tant je me débats pour aplanir les sentiers, pour régaler les hautes terres et pour dédramatiser ce qui me concerne et concerne les miens.
     J'écris ceci dans le silence. Il est deux heures quarante-cinq du matin. Pas un bruit. Il semble que le monde ne soit plus habité. Je voudrais une vieillesse calme et heureuse, prélude à l'étale d'une mort sereine."

 

     En dépit de son attachement bien réel, bien concret, tant de fois affirmé, à sa maison de Moëlan et à son univers, c'est tout de même de Plescop qu'il avait rêvé pour ses fins dernières :

     "C'est décidé : je dormirai à Plescop dans le petit cimetière de Kergroix. Roger Le Studer et Jean Lévêque, l'ancien et le nouveau maire, ont fait le nécessaire pour que je revienne chez moi.
     De l'endroit que j'ai choisi, non loin de la rue qui porte mon nom, j'entendrai jouer les enfants des écoles. Quelqu'un parlera de moi sans m'avoir jamais lu. Les jours iront comme vont les jours..."

 

     Mais les jours ne sont pas allés comme il le souhaitait alors...
Charlie, qui nous a quittés à la mi-novembre 2008, repose au cimetière Boismoreau à Vannes, où ses parents l'ont précédé. Violette vient de l'y rejoindre, en février de cette année.

 

     Au cimetière de Moëlan, cependant, souffle un peu de l'esprit du poète. Sur une tombe, on lit un alexandrin emprunté à sa "Symphonie de Brocéliande" – qu'il aurait bien pu, d'ailleurs, choisir pour sa propre épitaphe :

 

"Le silence est venu comme un fruit de saison"

 

     Cette tombe, c'est la dernière demeure de ma mère.

Jean-Yves Erhel
Kergroës, Pâques 2018

Quentrec

Dédicace adressée en 1992 à la famille Erhel par Charles Le Quintrec

Ligne

Complément :

Entretien de Bernard Pivot avec Charles Le Quintrec. (4 janvier 1988 - durée 15 min 28s)

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