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Vie artistique à Moëlan
Bernard Boudic (février 2021)
Les vacances de Paul Poiret
Haute couture à Merrien
C’est la fête à Merrien, ce dimanche 4 septembre 1910. La foule a envahi la cale du petit port de Moëlan et les deux rives de la ria. Au milieu de celle-ci, parmi les chaloupes sardinières, une curieuse embarcation, trois plutôt qui se tiennent en remorque : un canot à moteur le « Pandore », un petit yacht, le « Sweet Home » et, entre les deux, un grand « house- boat », une maison flottante de 14 m, le « Nomade ».
Quantité de concours sont annoncés : courses de canots, à l’aviron et à la godille, course aux canards, concours de musique et de chants bretons, gavotte d’honneur. Des voitures attendent en gare de Moëlan les passagers du train Quimperlé-Pont-Aven. Il n’y a plus une place à l’hôtel Malcoste ni dans les restaurants. On attend l’envol des montgolfières et le feu d’artifice qui sera tiré depuis le « Nomade » que visitent quelques privilégiés guidés par son propriétaire lui-même, Paul Poiret, « un sympathique excursionniste parisien » a dit « L’Echo de Bretagne ». (1)
Peu savent que l’organisateur de cette grande kermesse est le jeune couturier en vogue, Paul Poiret, le Christian Dior de l’époque. Né à Paris en 1869 dans une famille de marchands de draps, il fait ses premiers dessins de mode à dix-huit ans chez Jacques Doucet qui habille actrices, danseuses et courtisanes. Puis il entre chez Worth où il apprend en deux ans ce qu’est une maison de couture et lance la sienne propre en 1903 en habillant la comédienne Réjane.
Paul Poiret, influencé sans doute par sa femme, Denise, et sa sœur cadette, Nicole (2), jette le corset aux orties en 1906, place la taille sous la poitrine et fait tomber la jupe jusqu’aux chevilles, donnant aux femmes une grande liberté de mouvement. Il crée bientôt la jupe-culotte et la très contestée jupe entravée qui oblige à de tout petits pas. En 1909, il rencontre le peintre Raoul Dufy (3) et le convainc de travailler avec lui. De cette collaboration naissent des imprimés aux couleurs éclatantes. Puis il lance les premiers défilés de mode, le premier parfum de couturier, Rosine, du prénom de sa première fille, organise des fêtes somptueuses et débridées comme la fameuse « Mille et deuxième nuit » en 1911 ou les « Festes de Bacchus » en 1912 – trois cents invités, neuf cents bouteilles de champagne – et, plus sérieusement, propose pour les Poilus une capote plus commode.
On a du mal à trouver un fil conducteur dans l’œuvre de Poiret car il touche à tout. « Couturier, mécène, décorateur, comédien, peintre du dimanche, écrivain, critique gastronomique, il a plus d’un tour dans son sac. Car rien n’est jamais trop beau, jamais trop grand, jamais trop cher pour ce mégalomane en puissance. Appétit gargantuesque, insatiable soif de vivre, il n’est pas un domaine sur lequel Paul Poiret n’ait posé son regard avant-gardiste », écrit une étudiante dans son mémoire de maîtrise.
Le « Nomade » que Poiret a mené jusqu’à Merrien a été, raconte-t-il (4), construit en 1909 à Maisons-Lafitte « avec le conseil de Louis Sue qui était un bon architecte et un charmant ami. Il prit part à ma première croisière. Nous partîmes de Maisons-Lafitte pour atteindre la Bretagne. Nous étions remorqués par un bateau que j’avais fait venir d’Arcachon ; les deux bateaux ne calaient ni l’un ni l’autre plus de 30 cm de sorte que nous pouvions atterrir partout ». De canal en canal, voici le « Nomade » à Orléans et Nantes, ses cales lestées de vins de Chinon et de Bourgueil, de poulardes du Mans, de rillettes de Tours et d’andouillettes de Vouvray ».
Armand-Albert Rateau (1882-1938) - Le nomade - 1913
Il atteint Pontivy par le canal de Nantes à Brest puis descend le Blavet jusqu’à Hennebont et Lorient. « La rivière de Quimperlé m’ouvrait son estuaire enchanteur, puis le Pouldu, puis le port de Doëlan et je m’arrêtai dans le coin le plus beau de la Bretagne [Merrien NDLR], celui qui n’est connu d’aucun voyageur et qui est vierge d’automobiles depuis toujours. J’y passai des vacances heureuses. J’avais avec moi un bateau à voile et je pêchais ; j’avais ma cuisinière de Paris qui accommodait à ravir tout ce que je lui rapportais. C’était un pays de Cocagne : Segonzac, Boussingault, Sue, Jacob (5), tous mes amis, ont connu le Nomade, et y ont partagé mon séjour. Le soir après le bon dîner, nous discutions longuement de beaux-arts, de littérature devant des Calvados et des marcs choisis ».
A bord du Nomade, le luxueux en effet, le dispute au fonctionnel : « Pas une place n'est perdue, chaque marche constitue un coffre, le moindre recoin est utilisé, tout se plie, se referme ou se rentre dès que l'on ne s'en sert plus. On évolue à l'aise et les pièces, cuisine, chambres, salle-à-manger, bureau, sont toutes spacieuses et bien dégagées (6). » L’hiver venu, le Nomade reste à Merrien. Poiret y vient de temps en temps passer deux ou trois jours.
Plan intérieur du Nomade
Voulut-il y établir un pied-à-terre ? En tout cas, c'est en 1914 qu'il se rendit propriétaire de la conserverie que l’industriel concarnois Balestrié avait fait construire, rive gauche, en 1865. Situé tout près de la descente qui mène aujourd’hui aux établissements Kermagoret, le bâtiment, exploité jusqu’en 1889 avant son rachat en 1900 par le conserveur nantais Paul Tirot, était presque ruiné. Merrien valait peut-être ce caprice sans lendemain.
On ne peut cependant nier le réel intérêt de Poiret pour le sud du Finistère. Il connait déjà la région pour avoir pris des vacances à Port Manech (7) en mai 1908. Il poursuit son exploration, sans doute en bateau, début juillet 1911 à l’Ile-Tudy « pour y passer deux mois et demi de vacances en compagnie de son épouse, d’une cuisinière, d’un valet de chambre et de deux amis et collaborateurs, le peintre Bernard Naudin et le dessinateur de mode Guy-Pierre Fauconnet ». (8)
Poiret a loué par correspondance la villa Kermaria pour la somme « considérable » de 2 000 francs pour six mois, du 1er mai au 1er novembre, au Quimpérois Victor Floch, commis principal des Postes et télégraphes. Mais en y arrivant, il ne trouve à son goût ni la tapisserie ni les meubles et décide de les remplacer… sans en avertir le propriétaire. Quand la villa est libérée fin septembre, Victor Floch tombe de haut, fait constater les « dégâts » et poursuit Poiret devant le juge de paix. Le couturier est condamné à remettre Kermaria dans son état d’origine et à payer 348 francs de dommages et intérêts. Une babiole dont Poiret fait pourtant appel. L’arrêt tombe le 6 mars 1913 : Poiret doit payer 300 francs supplémentaires de dommages et intérêts. Tant pis pour Victor Floch qui devra se passer des audaces décoratives des amis de Poiret. Pas rancunier et toujours fêtard et bon vivant, celui-ci revient en 1912 à Loctudy sur l’autre rive de la rivière de Pont-l’Abbé.
Il est encore en Bretagne à la veille de la guerre : « Deux mois avant, j'étais en Allemagne où j'accomplissais une tournée commerciale. C'est là-bas que je reçus un ordre d'appel, qui m'intimait de prendre part à une période d'instruction militaire. Le représentant du Gouverneur pensa à un malentendu et me remit en liberté à la condition expresse que je me rendrais à son premier appel, ce que, bien entendu, j'acceptai. Je rejoignis ma famille à Kerfany (9) où j’avais loué les trois villas et l’hôtel qui composent ce hameau pour m'assurer que j'y serais seul avec mes invités (10) ». Il est alors le voisin de Marie Henry qui a quitté Le Pouldu en emportant les tableaux laissés par Gauguin. Il la convainc de les exposer à la galerie Barbazanges ce qui sera fait en 1919.
« Un jour, poursuit-il, que je revenais de la pêche en mer, avec des raies et des langoustes en quantités miraculeuses, on me dit que Jaurès avait été assassiné, et qu'on craignait la mobilisation pour l'après-midi. Après déjeuner, je me rendis au village voisin, et au moment où j'arrivais, sonna le tocsin. Les paysans ne tardèrent pas à revenir des champs ; la fourche sur l'épaule, ils s'abordaient les uns les autres en se disant : " Eh bien, on va aller le voir, Guillaume ! ".
Paul Poiret, vite lassé de ce qu’il a aimé, vend son « Nomade » en 1913 à l’architecte et décorateur Armand-Albert Rateau. Il a préféré dès 1912 louer à Marseille pour une croisière de deux mois en Méditerranée un grand vapeur nommé « Henriette » : 400 tonneaux, 70 mètres de long, quinze hommes d’équipage.
Après la Première guerre mondiale, l’étoile de Poiret commence à pâlir même s’il invente encore la gaine. Il connaît ses premières difficultés en 1923, et doit interrompre la construction de la « villa Poiret » due à Robert Mallet-Stevens à Mézy-sur-Seine. Fin novembre 1929, la maison Paul Poiret ferme et les Parfums de Rosine sont rachetés par la maison Oriza. Poiret meurt en partie ruiné et oublié en 1944.
Ces dernières années, plusieurs expositions font revivre son nom, dont l’une en 2007 au Metropolitan Museum à New York. Bien loin de Merrien.
(1) « L’Echo de Bretagne » du 6 septembre 1910.
(2) Nicole, épouse du décorateur André Groult, sera la mère de Benoîte et Flora Groult.
(3) Une exposition « Raoul Dufy – Les années folles » notamment consacrée à cette collaboration a eu lieu au musée des beaux-arts de Quimper du 29 novembre 2019 au 7 septembre 2020.
(4) Paul Poiret, « En habillant l’époque », Grasset, 1930.
(5) André Dunoyer de Segonzac et Jean-Louis Boussingault, peintres et graveurs ; Louis Süe, architecte et décorateur ; Max Jacob, Quimpérois, peintre, poète et romancier.
(6) « L’Union agricole et maritime », dimanche 4 septembre 1910.
(7) Port-Manech, commune de Névez.
(8) Serge Duigou, Chez les Bigoudens (Des étrangers en pays bigouden), « Paul Poiret à L’IIe-Tudy », par Annick Fleitour », pp. 41 à 49, Editions Ressac, 2012,
(9) Kerfany : plage de Moëlan, en face de Port-Manech.
(10) « En habillant l’époque », op. cit.