MEMOIRES ET PHOTOS DE MOELAN

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Vie artistique à Moëlan

Bacon

Bacon

Laurence Penven (janvier 2018)

 

Marie-Jeanne Orvoën est née le 17 novembre 1873 à Kerhuel, Moëlan. Son père était marin-pêcheur et sa mère cultivatrice. Elle est la cinquième d’une fratrie de huit enfants. Mariée une première fois le jour même de sa majorité (21 ans), elle devient veuve quelques mois après. Elle se remarie en 1896 avec Louis Bacon, né à Auray en 1873.


Le couple s’installe à Brigneau, au-dessus de l’anse de Pors-Bagou, sur la route qui mène au bourg de Moëlan. Elle est commerçante et lui, boulanger. Il est cousin de Louis Alphonse Marrec, qui tient l’hôtel des bains au Pouldu depuis 1895. Lui-même est cousin de Mélanie Rouat qui ouvrira un restaurant à Riec après 1922.

 

Marie-Jeanne, que l’on dit aussi institutrice, sait à l’occasion, aider les enfants des alentours dans leur apprentissage du lire-écrire en français.

 

Le commerce de Brigneau héberge non seulement le couple Bacon, mais aussi, de façon épisodique, la nièce de Louis, Louise Marrec (recensement de population de 1901), le frère de Marie-Jeanne, Yves Orvoën (charretier au recensement de population de 1906).


Mais la boulangerie connaît des moments difficiles ; en 1902, c’est la déclaration de faillite de Louis Bacon. Marie-Jeanne poursuit son activité de « commerçante, débitante ». La boulangerie a vécu. Et un autre projet voit le jour chez cette femme volontaire et ambitieuse : elle s’installe à la pointe rocheuse surplombant la rive droite du port de Brigneau dans une maison récemment achevée, appartenant à Joseph Capitaine. Marie-Jeanne va alors donner une nouvelle impulsion aux affaires.

 

Moëlan était connu des peintres et écrivains depuis la fin du XIXème siècle. Henry Moret, établi à Doëlan depuis 1894, Emile Jourdan, amis de Paul Gauguin, et Joseph-Victor Roux-Champion, avaient mis en scène Brigneau et ses alentours dès avant 1900.. Jacques Vaillant, Ludovic-Rodo Pissaro, Maurice Asselin séjournaient en 1905 à Kerfany, dans la pension de Marie Lepage.

 

Madame Bacon ouvre une pension-auberge, où elle conserve aussi son commerce de petite épicerie, qui très vite va connaître la renommée. L’époque de la pension Gloanec à Pont-Aven et de la buvette de la plage au Pouldu est encore présente dans les esprits, et cette grande maison idéalement située a tout pour plaire aux peintres. Fréquenté par des matelots de Gâvres aux oreilles ornées d'anneaux d'or, thoniers de Groix ou de Concarneau [qui] buvaient le cidre et chantaient, le soir, d'une voix menue, nasillarde et gémissante, les belles chansons de la côte qui ne finissent pas (Les Annales politiques et littéraires, 01 juillet 1928), son établissement va aussi, pendant plus de dix ans, être le lieu de ralliement d’artistes issus du groupe de Pont-Aven ou venant de Montmartre, et à qui Brigneau semblait la terre promise.

 

Maurice Asselin, qui avait découvert la Bretagne en 1905 et avait fait plusieurs séjours à Kerfany et Kergroës, fait de Brigneau son port d’attache et l’éloge qu’il en fait à Montmartre incite des peintres, mais aussi des écrivains et humoristes à le rejoindre. Pierre Mac Orlan, Roland Dorgelès, Francis Carco, Jacques Vaillant, Marcel Fournier, Etienne Noël, Ludovic-Rodo Pissaro, André Warnod se retrouvent l’été chez la « Mère Bacon » entre 1910 et 1914. Maurice Asselin est revenu de Londres avec Ludovic Rodo… et un fort accent anglais. Il emmène l’un et l’autre à Brignaux [sic], petit port de l’océan, non loin de Quimperlé et qui, dans deux ou trois ans, ressemblera beaucoup au quartier Montparnasse. Alors la peinture d’Asselin se vendra très cher (Gil Blas, 01 juillet 1912, l’Exode)


L'un de nous, Jacques Vaillant, qui était à coup sûr le plus décidé de la bande, finit même par abandonner Montmartre pour s'offrir chez la mère Bacon une ardoise fantastique, du bon temps et le reste sans s'occuper de rien. Ah ! le joyeux garçon, grand buveur, ami à toute épreuve... Il ne quitta le gîte et le couvert de Brigneau qu'en août 1914 pour s'engager et passer de la territoriale dans un vrai régiment d'active où il gagna son galon de sous-lieutenant et de magnifiques citations. [...]
Francis Carco, De Montmartre au Quartier latin, Paris, 6 décembre 1925.

 

Installés sur la terrasse de l’auberge, les peintres profitent du point de vue sur le port et sont sur place pour trouver leur motif dans les sardiniers au mouillage.

 

Bacon

Vue sur le port

 

A deux pas de l’auberge, c’est le sentier des douaniers où, le carnet de dessins à la main, ils arpentent la côte et croquent les ramasseurs de goémon ou les bateaux échoués dans les tempêtes. Si le temps se maintient, demain je prendrai ma boîte et j'irai brosser une pochade rapidement. C’est merveilleux, dit le personnage de Désiré Pointe, alias Emile Jourdan, in le Chant de l’équipage, de Pierre Mac Orlan, 1918.

 

Bacon Bacon

Vue d’une chambre du premier étage
Gus Bofa, illustration pour « Le Chant de l’équipage »

 

Le soir, les pensionnaires se retrouvent dans la grande salle de l’auberge.
 Et quand il va rentrer avec ses vêtements mouillés, gémit l’autre femme, il pourrira encore le plancher de la chambre. L’entendez-vous, Adrienne ?
-Oui, M’dame. J’entends son pas.
En effet, de gros souliers entraient en lutte avec les cailloux de la côte.
Subitement, après avoir posé sans hésitation un pied dans une flaque d’eau profonde, M. Krühl, soufflant et de fort mauvaise humeur, pénétra dans la grande salle de l’hôtel Ploedac dont Adrienne, la servante, se hâta de fermer la porte.
(Pierre Mac Orlan, Le Chant de l’Equipage, 1918)
Note : Ploedac = Bacon. Adrienne pourrait être Adèle Orvoën, la belle-sœur de Madame Bacon.

La « Mère Bacon » est connue pour sa générosité. S’ils ne peuvent payer, les artistes laissent par exemple un tableau. C’est la cas d’Emile Jourdan. Mais, lorsqu’un hôte « payant » arrive, il doit leur abandonner sa chambre pour se réfugier au grenier. En 2012, on pouvait encore voir des traces de peinture bleue et jaune - coups de pinceau rageur ? - sur la boiserie d’une des mansardes.

 

Bacon

 

Fernand Jobert, qui avait une maison à Belon, se joignait aussi au groupe des peintres, et encore Moïse Kisling, Georges Manzana-Pissaro, Maurice Sauvayre, grand ami de Pierre Mac Orlan, et les caricaturistes et humoristes Pierre Ladureau, Ricardo Florès et Paul Bour.
Un article du journal Comoedia, daté du 23 septembre 1913 les présente comme les humoristes aux champs [qui] apprennent aux indigènes ce qu'est la gaieté humoristique. Et, fréquentant aussi les humoristes, citons Curnonsky, le « prince des gastronomes », ami de Maurice Asselin, qu’il accompagne à la table de la « Mère Bacon ».

 

Serrec

Salle à manger de chez Serrec avec homard au 1er plan

 

Bacon
Maurice Asselin « La Maison Bacon », hst, 1911

 

André Salmon, dans l’ « Air de la Butte » écrit en 1945, se souvient :  Par lui (il s’agit de Maurice Asselin) vivra ton image, bonne mère Bacon de Brigneau-en-Moëlan, hôtelière au grand cœur sous de puissants « estomacs », toi qui savais si bien tirer à point le homard du four, et dont le cidre coulait à flots et à discrétion, ce que ceux qui me lisent auront peine à croire.

Maurice Asselin, Jacques Vaillant, Kisling, Mac Orlan, bien d’autres auraient pu signer au Livre d’or de la mère Bacon si la brave femme avait eu seulement l’idée de cet ustensile, elle, l’ancienne institutrice de village devenue cabaretière et qui, en fait de livre, ne tenait qu’un vieux calepin lui servant à marquer les comptes communs des pêcheurs pratiquant chez elle la répartition de la pêche et son profit : la « cotriade », qui est à la fois cette reddition et le plat de résistance, tout marin, bien arrosé de goutte, servi au repas traditionnel qui s’ensuit. Dame oui !


Mais la grande guerre y surprend plusieurs durant l’été 1914 : Mac Orlan, Asselin, Vaillant, mais aussi Fernand Jacquet, le directeur de la sardinerie voisine-par ailleurs amateur de peinture et collectionneur éclairé-trinquent ensemble à la veille de la déclaration de guerre dans la salle de l’auberge et Jacques Vaillant se leva, prit ses couleurs et, sur le mur blanchi à la chaux de la petite salle à manger, dessina et peignit un soldat d’infanterie croisant la baïonnette. Au-dessous il écrivit la date et chacun de nous vint signer en indiquant le numéro de régiment qu’il allait rejoindre. (Pierre Mac Orlan, Les poissons morts, Payot, 1917).


Après la guerre, ceux qui ont survécu reviennent. On essaye d’oublier, on s’amuse, certains peintres sont accompagnés de leurs modèles. La population locale n’apprécie pas toujours. Une anecdote rapporte que lors de l'arrivée aux beaux jours des "artistes Parisiens", quand les mères de famille entendaient arriver la charrette qui amenaient tout ce beau monde jusqu'à Malachappe (on les entendait de loin paraît-il !), elles ordonnaient à leurs enfants de rentrer immédiatement à la maison, et de ne pas regarder "les créatures" ! (Témoignage M. Goubin)

 

Moïse Kisling envoie une carte postale à Jean Cocteau le 4 août 1919 où il donne son adresse chez Mme Bacou [sic], Brigneau, en Moëlan par Quimperlé (Finistère). Jacques Vaillant, qui expose à Quimperlé en 1921, est domicilié à l’auberge. Maurice Sauvayre et Pierre Ladureau s’amusent à faire à deux un portrait de Louis Bacon, en amiral, A l’amiral Bacon du Vivier, ironisant sur le vivier à crustacés que ce dernier entretenait sous la cale près de l’auberge.

 

Bacon

Sauvayre et Ladureau, "A l'Amiral Bacon du Vivier"


Mais bientôt l’auberge va connaître une nouvelle destinée. Son propriétaire, Antoine Orvoën va en faire d’abord une voilerie, puis ses fils y ouvriront une conserverie de poissons.


En 1922, les époux Bacon achètent un terrain à Malachappe (l’acte de vente précise :  aux dépendances de Brigneau et Ménémarzin) et y font construire un nouvel établissement. Désormais, c’est la cuisine raffinée de Madame Bacon qui fait la renommée de son restaurant. On vient de loin pour goûter son homard à l’armoricaine, homards sur la qualité desquels elle était fort exigeante, allant jusqu’à les refuser s’il leur manquait une patte. Aux périodes de grandes marées, les pêcheurs à pied, dont des enfants, fouillent les « trous » à homards, crabes et crevettes et viennent proposer leur pêche. Louis Bacon joue les mareyeurs, allant jusqu’à Concarneau acheter les crustacés. Pourtant, certains touristes ne voient en Brigneau aucun intérêt : c’est plat, ça pue, les rochers sont couverts d’algues, et il n’y a pas de plage pour se baigner. Le seul intérêt est le homard de la mère Bacon. (Carte postale, vers 1930, qui fait aussi allusion à un tableau peint par un certain « Bob » Simon (Robert Simon ?), laissé à la « patronne »)

 

Bacon


La clientèle d’artistes, qui prend alors pension à Kergroës et à Kerfany, revient régulièrement à Malachappe. Ils faisaient la navette à travers champs, par le moulin Jaouen. Certains jours d'été, c'était le défilé des belles tenues sur les chemins. (Témoignage d’une ancienne employée de la Mère Bacon).

Curnonsky, mais aussi André Salmon, André Warnod, puis Tal Coat, Mario Meunier, viennent déguster le fameux homard que l'on disait alors "à l'américaine".
Mais la concurrence est là : l’hôtel de la Poste à Pont-Aven a ouvert ses portes depuis quelques années et accueille Asselin, Mac Orlan, et d’autres encore. Le homard de Mélanie, qui a aussi tenu une auberge quelques années après 1926 à Kerfany, a conquis Curnonsky à Riec.

 

Bacon

 

Bacon

 

Madame Bacon va agrandir son auberge et tirer parti du point de vue exceptionnel sur la mer et les îles : elle fait construire une grande salle avec baies vitrées, ayant une vue panoramique depuis l’île de Groix jusqu’à l’archipel des Glénan. Un nouveau tournant est pris : la grande salle du restaurant est l’endroit idéal pour organiser les grands banquets de mariage ou de fêtes locales comme les fameuses régates de Brigneau.
Le menu est pratiquement toujours le même.
Un exemple, lors des régates du 21 juillet 1927 :
A midi, banquet par souscription, chez Mme Bacon, à Brigneau.
Menu : jambon, crevettes bouquet, homard à l'américaine, poissons divers, gigot de mouton, pommes frites, salade, dessert, vin rouge, blanc, cidre. Prix de la carte 15 francs.

 

En 1931, Louis Bacon décède.
Madame Bacon, qui approche la soixantaine, va alors s’associer à sa nièce Elisa et son mari Léon Le Serrec, puis leur céder son affaire en 1933.
Marie-Jeanne Orvoën, Madame Bacon alias Madame Ploedac, la « Mère Bacon » décède à Moëlan le 21 octobre 1947.

L’aventure du restaurant « Bacon-Le Serrec », puis « Le Serrec-Bollé » va continuer et se poursuivre encore plusieurs décennies.

 

Bacon

Madame Bacon et ses petits-neveux en 1936

Séparation

Sources :

Carco Francis, "de Montmartre au quartier latin", Albin Michel,1927.

Mac Orlan Pierre, "Le Chant de l'équipage", l'Edition française illustrée, 1918.

Mac Orlan Pierre, "Les Poissons morts", Payot, 1917.

Salmon André, "L'Air de la Butte", Editions de la Nouvelle France, 1945

 

Articles de journaux d'époque : Comoedia, Gil Blas, Ouest-éclair

Témoignages de Jeanine Boulat et Arnaud le Serrec

 

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